Le monde arabe ou arabo-musulman, comme on aime à le nommer généralement, n’est pas aussi monolithique dans sa pensée qu’on veut bien le prétendre. Il y eut aussi ces « siècles d’or » où, malgré des pressions puissantes et contradictoires, une véritable humanisme pu — et su — s’épanouir (non sans répression d’ailleurs). Il est vrai aussi que cela correspondait à une grande période d’expansion de l’Islam politique. Une pensée libertine, au sens de nos siècles classiques, a donc su donner un portrait plaisant, très humainement sensible, et socialement satirique, des mœurs contemporaines et de l’état de la société. C’est à cela que s’est employé, en particulier, Ahmad al-Tîfâchî (1184-1253 de notre ère), un écrivain anticonformiste maghrébin, originaire de Tiffech, en Algérie, ou encore selon d’autres sources, très discutées, de Gafsa, en Tunisie. Sa devise aurait pu être, tel qu’il l’écrit lui-même :
Ils ont excusé mon refus de toute loi
en disant que c’était de la sottise :
elle est en tout cas plus savoureuse
que leur sagesse !
Dans un ouvrage assez composite, « Les délices des cœurs », où il traite des mœurs libertines de son temps et étudie chaque catégorie de libertins, notamment à travers une prose et une poésie qui puisent leurs racines dans le riche terreau de la tradition pré-islamique, nous trouvons en conclusion du chapitre qui traite des « imberbes professionnels », c’est à dire de ces hommes qui font commerce de leurs charmes avec d’autres hommes — comment les nomme-t-on dans notre Occident chrétien ? —, cette anecdote savoureuse.
[…]
Et nous finirons sur une histoire peu ordinaire, sur une évocation pleine d’esprit, bien propre, à ce qu’il nous a semblé, à clore dignement ce chapitre. On raconte qu’un juge fort spirituel s’apprêtait à exhorter un groupe de personnes à la vertu, quand survint une troupe de jolis imberbes qui se mêla au cercle des auditeurs. Le juge, qui les avait remarqués, s’adressa en ces termes à la foule :
— Ô vous tous, bonnes gens, joignez-vous à mon invocation, car le nombre de nos ennemis ne cesse d’augmenter !
Puis il s’écria :
— Ô Dieu, notre Dieu ! accorde-nous l’usufruit de leurs omoplates ! Ô Dieu, notre Dieu ! renverse-les sur leurs visages, confie-nous l’administration de leurs parties postérieures, découvre-nous leurs brèches et donne pouvoir à nos lances de les pourfendre !
Et les bonnes gens de se joindre innocemment à cette invocation, persuadés d’exercer leur véhémence verbale à l’encontre des polythéistes, et bien éloignés en tout cas d’en suspecter la subtile ambiguïté. Mais quoi qu’il en soit, le dieu Très-Haut est plus savant que nous et sait en toute chose discerner la part de vérité et de mensonge.
Ahmad al-Tîfâchî, Les délices des cœurs ou ce que l’on ne trouve dans aucun livre.
Traduit de l’arabe d’après des manuscrits originaux par René R. Khawan.
Phébus libretto, Paris, 1981.
Je dédie cette « lecture » à mon ami Tarek, le Gafsien.
Paru initialement dans les pages ‘Plurielles’ du site sous le clavier, la page, en janvier 2009.