BRAM VAN VELDE, PEINTRE-CLÉ, HOMME-SERRURE

Pas sur le fond, pas dans les interstices…

BRAM VAN VELDE SANS TITRE

L’œuvre de Bram van Velde [1895-1981] : un apaisement, une réconciliation…, un soulagement. Voyage de retour vers l’essentiel, vers l’essence. Tout son silence est là, manifeste.

Pas sur le fond, pas dans les interstices, mais dans la transparence même de la matière — si peu matière ! — sans doute aussi dans ces raccords et ces dégoulinures.

Autre manière, je pense à Jean Bazaine [NAÎTRE VIEUX…]. Là, une sorte de philosophie, un achèvement ; chez Bram van Velde, non, une quête plutôt, incertaine !

Oui, une peinture à regarder assis – indéfiniment – sur une chaise. Silence sans trait, lumière vide.

J’aimerais revoir ces entretiens diffusés par la télévision, il y a quelques années, et j’aime à lire et relire les textes de Charles Juliet et Samuel Beckett. Bram van Velde / Juliet / Beckett, oui, c’est cela !

Je pense aussi à Van Gogh, cet autre Hollandais. Pourquoi ? J’écoute Webern. Silence, toujours ce silence et ce goût d’absence (ce silence finalement si plein et cette absence peuplée).

« Ce qui m’a le plus frappé au long de mon existence, c’est l’immense lâcheté de l’homme face à la vie. Une lâcheté véritablement sans limite. »

« Celui qui s’oblige à faire ne comprend  pas qu’il se condamne à mentir. » Charles Juliet , Rencontres avec Bram van Velde.

« … Lindström revient, et il trouve Bram van Velde en train de pleurer. Alors il lui demande  pourquoi il pleure  ainsi … Et l’autre lui répond : ‘Parce que j’ai raté ma vie …’ » Philippe Djian, Bram van Velde.

Dans la trame même du vide et de la désillusion, la plénitude, une plénitude désespérée.

Cette tendance, ce mouvement vers un dépouillement qui est enrichissement (de la peinture, de l’être ?)

Une énergie — je n’aime guère le mot – diffuse, qui émane, réchauffe — de même la lumière-couleur de Bonnard (qu’il n’appréciait guère).

Un surprenant chromatisme, comme si tout se jouait là (mais tout se joue là !) Montrer, pointer l’essentiel. Contemplation, contemplation en action, en déploiement.

Et toujours ce sourire d’enfant en-deça de toute souffrance, de toute solitude, de tout silence. Ce rayonnement premier comme de la présence d’une mère. L’innocence bramienne ! L’être-né n’aboutira jamais ou aboutira à cela. Tant bien que mal et plutôt mal que bien (mal qui est sans doute lui-même un bien) !

Comment un être (si) à vif fait-il pour exister ainsi ? Pleinement? J’écoute le WAR REQUIEM de Britten, je perçois les résonances.

À la peinture, à la musique, le vide, le silence, par-delà tout bruit et matière. Là, le retranchement. Quel cheminement dans cette peinture qui pleure, et finalement, dans un ultime effort, se libère ?

Nos blessures ! Nos blessures ? Pourquoi s’obstiner à pousser nos cris dans des couloirs infinis où l’écho s’exténue sans autre conséquence ? Est bien plus belle cette image de Bram van Velde pleurant  assis sur sa chaise à regarder indéfiniment le même tableau, son tableau.

De quelle manière abolir-recréer l’autre dimension, présente-absente ? Par la force d’exister ? Non ! Par le fait d’exister ! Simple fait comme celui de pleurer, là, sur une chaise.

La toile, la surface à peindre-peinte, un espace à investir…

BRAM VAN VELDE VENT DE SABLE

La toile, la surface à peindre-peinte, un espace à investir, (re)conquérir ou construire, inventer : une évidence, une banalité ? Et pourtant !

La toile, la surface à peindre-peinte, un espace à investir, (re)conquérir ou construire, inventer : une évidence, une banalité ? Et pourtant ! Pour Bram van Velde, il s’agit sans doute d’autre chose — pour d’autres aussi —, car cet espace s’aliène, disparaît au profit de cette nouvelle réalité, cette invention (imagée ou imaginée) du monde, si concrète sous son apparente abstraction, ce fait de couleur(s) qu’il ne s’agit pas de comprendre mais de visiter (au sens de la visitation), d’arpenter, et finalement d’imposer. Sans intelligence, mais non sans sensibilité. Lieu de repos, lieu apaisant, lieu d’évidence — non problématique.

L’organisation — est-ce bien le mot ? — en est simple, presque systématique (quadrillages explicites, horizontales, verticales, obliques affirmées, circulations, des triangles, coudés, courbés), des symétries contrariées et contournées —, toujours élémentaire. Pas de surfaces vraiment peintes mais des mouvements appliqués — geste enfantin —, maintes fois rectifiés, des espaces-mouvement juxtaposés, presque autonomes jouant comme des voiles superposés, mobiles. Huile et gouache longues, en aplats translucides, inventant une profondeur sensible mais pourtant insaisissable, voire illusoire — au regard de l’effet de réalité —, et si concrète si l’on s’abandonne à la magie (à l’illusion) de l’œil, donc du cerveau. Bram van Velde « fonctionne » par juxtaposition, par élémentaire association formelle. La difficulté est ailleurs, en amont.

D’où cette infinie gestation, ce suspens beckettien.

Il me semble comprendre plus nettement pourquoi et comment le peintre pouvait / devait s’attarder (s’attabler) longuement devant son œuvre et la parcourir, la découvrir. Territoire vierge aux horizons et dédales insoupçonnés. Pérégrination solitaire dans un univers (un paysage) personnel (eu égard à la personnalité de l’œuvre autant qu’à celle de l’auteur). Œuvre, oui, mille fois remise sur l’ouvrage parce qu’il s’agit de trouver et d’offrir la bonne voie, l’unique. Une fois le miroir franchi, toute liberté est alors permise — mais pas avant. Comprendre aussi le silence nécessaire, peut-être religieux, qui accompagne une pareille quête. Silence qui préside aux destinées d’un tel royaume.

Silence cosmique, si l’on admet que la première pâquerette peut être le viatique de ce voyage unique.

Si simple ! Mais notre intellect résiste à ces évidences-là. Trop simple ?

S’il y a quelque théâtralité (dans le geste), ce n’est pas du côté du peint mais de celui de l’existentiel, du monde (supposé) vrai, du représenté qu’il faut viser. Si la réalité de la peinture s’impose, si ce transport est possible, l’autre décor cède, la double existence, la co-existence deviennent inconciliables et le créateur se voit submergé par le sentiment d’avoir « raté sa vie ». Mais l’autre vie, dont il est le répondant spéculaire ?

Comment percevoir de manière sensible le désarroi de l’être-au-monde qui du seul fait de naître est abandonné à l’hostilité ambiante ? La réconciliation serait-elle seulement dans la mort ? Mais qui peut témoigner de l’anéantissement (s’il était seulement avant ! Mais il est trop certainement après !)

L’œuvre de Bram van Velde se construit autour d’une quête, d’une extraction du sens (sensible), d’une intelligence (non intellectuelle) des choses et du monde. Il y a émergence, mise en évidence, érection (au sens où l’élaboration révèle, organise l’ordre naturel, le fait surgir de l’état préalable qui n’est ni chaos, ni néant, mais réservoir de formes (de forces).

Et pourtant, il ne semble pas y avoir de peinture plus personnelle — si l’on s’accorde sur ce mot ! Par quelle procédure (par quel mystère ou secret) le peintre objective-t-il le monde, ou ce même monde se laisse-t-il subjectiver (avaler, digérer, traduire) par lui ? Ou encore, quel est le statut  et le mouvement de la/cette représentation ?

Par quel système, des traits aussi délicats (à saisir), aussi incertains s’organisent-ils pour former l’évidence picturale, qui, quoique indéfinissable, est irréductible au regard et, a fortiori, à la compréhension ! Donnée ? Donnée, par qui, par quoi, pour quoi ?

Et si tout cela était plus simple, beaucoup plus simple : prendre un pinceau, le tremper, et — par un mouvement apparent, extraire, faire remonter, arracher de l’en-deça du support, non la réalité mais sa manifestation, sa matérialité picturale,  son être-en-peinture. Mais alors quelle science, quelle intuition à l’œuvre ? Quelle culture préalable ? Et quelle préscience de soi…, et surtout quel savoir puisé à la source des vieux maîtres, et découlant de quelle amémoriale modernité ?

Mais où pourrait bien être le regard, sa science ?

BRAM VAN VELDE NOCTURNE

Il me faut reprendre, recommencer, relire l’œuvre en partant de zéro. Le regard n’est pas là où je pensais le trouver. Bram van Velde se dérobe, n’est pas au rendez-vous. Je n’accède pas, nous n’accédons pas là.

Mais où pourrait bien être le regard, sa science ? Sa vérification ? Ou simplement sa possibilité, son émergence ?

Quelle est la position (la ressource) du peintre (du créateur) face à / dans la nécessité, l’ impérativité de son geste ? Quel ressort ? Quelle disposition, quel mouvement ? Comment l’interrogation prend-elle forme, se manifeste-t-elle, s’élabore-t-elle matériellement, physiquement à travers le muscle, le geste, prend-elle forme, substantiellement, esthétiquement ?

Peut-on dire que pour Bram van Velde il s’agit d’une réflexion traduite, élaborée préalablement, induite, ou d’une pulsion essentielle, première, fondamentale ? Ou d’une intime nécessité mettant en jeu une symbiose, autant physique que psychique, ou encore d’un mouvement de l’esprit endossant l’énergie gestuelle et la mesure critique du corps et des membres (voir la taille, le format de la toile) ?

Et si l’on cessait de s’interrogeait sur l’intention pour s’intéresser à la manière ! La solution — si solution il y a — résiderait peut-être dans le caractère ultime du geste. Mais, attention, nous ne sommes pas ici dans la perspective physique de monstres  tels que Picasso ou Pollock ! Bram van Velde est tout en inquiétude, en hésitation, en doute, en timidité, en panique même.

Paradoxalement, sa spontanéité serait la résultante d’une peur d’être, qui traduirait un frémissement douloureux du faire  et interrogerait l’élan du projet au sein même de sa picturalité, de sa possibilité plastique.

Sur quoi porte le regard qui s’inquiète, doute et tenaille intérieurement sa remise en cause. Abîme conditionnant le nouvel élan. Où se noue cette défaillance expressive — qui s’avérera finalement productive — à laquelle il s’agit de pallier.

La subtilité de l’inquiétude picturale de Bram van Velde résiderait-elle dans le fragile mouvement, cette circulation restreinte entre questionnement immédiat et possible hypothèse de réponse, un hochement du poignet ? Le signe, l’ensemble des signes tentant désespérément de prendre la place du mot, du mot impossible, de l’idée informulable, de réussir où ceux-là ont échoué — la réitération des guillemets et italiques ici, j’en suis conscient, témoignent de cette hésitation du sens. D’où la prolixité apparente du langage de l’artiste réputé si silencieux. Implosion d’un prétendu minimalisme formel, du retrait. Enfin la jouissance (le spermatique ?) ! Et quid de la gestation dans et par la douleur ? Interroger donc ce qui est de la mère, et valeur ou élan de maturité (de maturation) là-dedans. Pauvre Bram van Velde !

Mais quand on parle de signe ne crée-t-on pas un initial malentendu ? Car qu’entend-on par signe ? En cette époque du tout-signifiant, de l’omnipotence et présence du signal médiatique, du spectaculaire protéiforme, ce en quoi tout (nous) fait signe. Jeu de passe-passe, miroir aux alouettes où le sens, d’emblée et in fine, se perd, se dissout, se piège. Dans la plus grande confusion. Où et quand Bram van Velde s’absente et retourne et à sa peinture et à son silence. Enfin.

VS, 27/07/99 – 26/11/03.

Dans l’ordre des reproductions…

Sans titre, 1961, 180 x 109 cm, gouache, coll. privée.
Vent de sable, 1981, 65 x 99 cm, lithographie, coll. particulière.
Nocturne, 1973, 50 x 65 cm, lithographie, Paris, Éd. Prisunic.

 

Publié intialement dans les pages ‘Chemin faisant…’ du site sous le clavier, la page, en novembre 2003.

On trouvera un ensemble de billets relatifs à Bram van Velde ici ☞ BvV

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