CAMINANTE, NO HAY CAMINO [ANTONIO MACHADO]

CHEMINANT, IL N’Y A PAS DE CHEMIN

Tout passe et tout demeure,
mais notre affaire est de passer,
passer traçant des chemins,
chemins sur la mer.

 

Jamais je n’ai cherché la gloire,
ni à laisser dans la mémoire
des hommes ma chanson ;
j’aime les mondes subtils,
aériens et délicats,
comme des bulles de savon.

 

J’aime à les voir se teinter
de soleil et d’écarlate, voler
sous le ciel bleu, trembler
subitement et éclater…
Jamais je n’ai cherché la gloire.

 

Cheminant, là sont tes traces,
le chemin, et rien de plus ;
cheminant, il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.

 

En marchant se fait le chemin
et à tourner le regard en arrière
on voit le sentier qui jamais
à nouveau ne sera foulé.

 

Cheminant, il n’y a pas de chemin,
rien que des sillages dans la mer.

 

Il fut un temps en ce lieu,
où aujourd’hui les bosquets se couvrent d’aubépine,
on entendit la voix d’un poète se lamenter
« Cheminant, il n’y a pas de chemin,
en marchant se fait le chemin… »
Coup par coup, vers par vers…

 

Loin du foyer mourut le poète.
Le recouvre la poussière d’un pays voisin.
S’éloignant, ils le virent pleurer.
« Cheminant, il n’y a pas de chemin,
en marchant se fait le chemin… »
Coup par coup, vers par vers…

 

Quand le chardonneret ne peut chanter.
Quand le poète est un pèlerin,
quand rien ne nous sert de prier.
« Cheminant, il n’y a pas de chemin,
en marchant se fait le chemin… »
Coup par coup, vers par vers.
Antonio Machado, Chant XXIX,
Proverbios y cantarès,
Campos de Castilla, 1917.
Traduction personnelle de l’espagnol [castillan].

Cette traduction est dédiée, en très respectueux hommage et souvenir, au regretté Octavian Paler pour son ‘Caminante’ (roumain mais néanmoins mexicain) – qui, je le souhaite ardemment, trouvera bientôt ses lecteurs de langues espagnole et française, ainsi que, très fraternellement, à mon ami Tarek Essaker qui a su, avec talent, conjuguer – et conjurer – LES CHEMINANTS qui l’habitent depuis toujours. Par ailleurs, on appréciera dans les ‘commentaires’ – rassemblés dans le billet AUX FIGURES DE ‘CAMINANTE’ – les résonances que provoque chez lui le poème de Machado.

Vu le succès de ce poème dans la littérature castillane et espagnole actuelle, au risque d’ailleurs de le voir tiré dans des directions parfois très tendancieuses – on omettant ou orientant la philosophie poétique même d’Antonio Machado ; mais chacun fait ce qu’il veut de la poésie ! –, je trouve utile, important, agréable de donner la très belle interprétation du poème par le grand chanteur catalan Joan Manuel Serrat, qui a ainsi contribué à donner une immense résonance à la parole poétique – plus que poétique – de Machado.

 

Caminante, no hay camino

par Joan Manuel Serrat | Cantarès, 1976

Pour terminer. On ne peut, sans une émotion vraie, relire l’avant-dernière strophe : ‘Loin du foyer mourut le poète / Le recouvre la poussière d’un pays voisin’, quand on sait que c’est sur la route tragique de l’exil des républicains espagnols, qu’Antonio Machado, en 1939, ‘choisit’, exténué, de mourir, là, à Collioure, sur la terre de France, ‘pays voisin’… mais si loin du ‘foyer’…

Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d’Espagne
Que le ciel pour lui se fît lourd
Il s’assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours

chantait Jean Ferrat, reprenant le magnifique poème de Louis Aragon ‘Les poètes’, que l’on peut écouter au bas du billet VOLTIGENT PARTOUT LES GROSEILLES. On peut épiloguer sur la prémonition, le ‘destin’ du poète et sa ‘fatalité’.

À propos de la traduction

Pour ce qui est du texte original, je renvoie les hispanisants et hispanophones aux multiples présentations du poème sur la toile — malheureusement souvent tronqué, voire interpolé. Un site catholique espagnol, dédié aux jeunes, ‘caviarde’ même scandaleusement – irrespect d’assassins – le texte originel, conservant les seuls quatre premiers vers et leur en adjoignant seize, ‘inventés’ et moralisateurs !!!

Plus sérieusement. Si la présente traduction ne brille pas par son élégance, cherchant à coller au texte originel et n’évite pas certains écueils, elle corrige une erreur manifeste, qui, selon moi, oblitère le sens et la forme même du poème, la traduction de ‘caminante’ (cheminant), assimilé par la tradition, tant en français qu’en espagnol, à ‘peregrino’ (pèlerin), par ‘marcheur’, ‘promeneur’… ‘Voyageur’ me semble justifiable, si on l’entend dans le sens que lui donne le romantisme allemand : ‘Wanderer’.

Par ailleurs, la répétition, la scansion de la racine ‘caminar’ (‘cheminer’) me semble en effet fondamentale. Il en va de même de l’inversion en miroir, le chiasme, au passage de la quatrième à la cinquième strophe : ‘le chemin se fait en marchant’ / ‘En marchant se fait le chemin’. De même, sauf dans la première strophe, j’ai conservé l’équivalent du castillan ‘hacer el camino’ (‘faire le chemin’), plutôt que les ‘construire’, ‘tracer’… que l’on trouve souvent. J’admets bien volontiers que ces choix et a priori, ainsi que bien d’autres ici, sont discutables et sujets à caution. À discuter donc. Je remercie celles et ceux qui ont tenté le même aventure de traduction que moi et à qui j’ai emprunté des formules qui m’ont semblé heureuses.

N.B. : Ce texte a été publié originellement par ‘sous le clavier, la page’, le 14 juillet 2009, puis partagé avec le blogue CAMINANTE, légèrement remanié le 14 mars 2015 et remis en page le 6 avril 2021.

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