Une fois croisée, la route (de la lecture) d’Elias Canetti – il est vrai que j’en poursuis la trajectoire en moi – impossible de l’oublier, impossible de s’en débarrasser. Dire ce que fût une révélation peut paraître un vain mot, trop prétentieux, trop ‘idéaliste’. Mais Canetti me révéla à moi-même dans une forme qui, enfin, me permettait de relier réalité existentielle et manière d’écriture. On trouvera témoignage de cette résonance-là dans les ‘Aphorismes, exécutions sommaires, impressions soleil levant et autres éclairs de lucidité’* que je traîne derrière moi depuis déjà bien plus d’une décennie.
Elias Canetti. De manière certaine, ces pages lui doivent, comme elles doivent à Philippe Jaccottet – une phrase de lui inaugura la première version de mon site Internet en septembre 2003. Aujourd’hui, l’un et l’autre y sont encore présents et leur actualité en moi demeure mon essentielle préoccupation ici.
Il est deux ouvrages de réflexions et d’aphorismes de Canetti qui ne quittent pas le dessous de mon coude : Le Territoire de l’homme et Le Cœur secret de l’horloge, et c’est à leur juste articulation que j’extrais le présent texte (le dernier du premier ouvrage se terminant en 1972, le second débutant en 1973). Je ne referai pas ici la biographie d’Elias Canetti ; il en existe de très bien faites par ailleurs, mais je crois que c’est en l’accompagnant dans la lecture de l’ensemble de son œuvre, bien traduite et publiée en français – œuvre éminemment autobiographique – que l’on saisira combien cet homme de partout et de nulle part, par son histoire – qui est celle du siècle plénier qu’il a vécu – a pu éclairer l’enfant du demi-siècle que je suis. Donc.
Là-bas, passé cinquante ans, les gens sont obligés de se revoir. De se retrouver leur coûte beaucoup. Ce processus des retrouvailles devient la substance d’une nouvelle vie. Ils doivent se rechercher, se retrouver et s’écouter. Ils sont contraints de se comparer aux exemplaires les plus affreux, mais il arrive aussi qu’ils tombent sur des gens meilleurs qu’eux et ils font alors leurs comptes en silence. Ils n’ont ni le droit de reprocher ni celui de montrer quelque dégoût que ce soit. Celui qu’on a retrouvé ne doit jamais apprendre ce qu’on pense de lui. Ce qui compte, c’est d’entendre les erreurs, de les reconnaître et d’en avoir honte. Grande est la diversité des chemins qu’on n’avait pas choisis soi-même.
L’homme le moins considéré a le droit d’être retrouvé et écouté. Le plus heureux est tenu de répondre au plus malheureux. Le temps exigé pour de telles confrontations est considéré comme plus important que celui accordé à la profession et à la famille.
Même celui a émigré, perdant sa langue première, doit faire une tentative sérieuse et appliquée en vue d’une entente.
L’utilisation de délégués est punie par des peines très sévères. On peut demander la permission de commencer la procédure des retrouvailles avant l’expiration des cinquante années.
Elias Canetti, Le Territoire de l’homme – Réflexions 1942-1972, traduction de Armel Guerne, Albin Michel, 1978 (réédition Le Livre de Poche).
Correspondance pour correspondance, dans le souci d’illustrer, je retrouve dans ma discothèque cet enregistrement de celui qui est, pour moi, dans un exact rapport synesthésique avec Canetti.
Leŏs Janáček, sonate ‘1905’ – 1er mouvement : ‘Pressentiment’
Sonate dont le prétexte est précisément le même qui celui qui amena Canetti à écrire Masses et puissance, œuvre à la rédaction de laquelle il consacra de nombreuses années.
* En cours de mise à jour et de réédition.