Exergue, avant-propos, cela ne suffit pas, poursuivons le voyage en compagnie de Kenneth White (lire la page précédente) en ce « passage ». Nous sommes en Corse, début novembre.
Assis à un café du bord de mer de Saint-Florent, j’ai regardé le soleil descendre sur le désert des Agriates, et le ciel se colorer de rose, puis de pourpre.
C’est là que je suis entré en conversation avec Joseph Bastianelli, ou plus exactement que j’ai écouté son monologue.
Joseph se mit à me raconter qu’il revenait de six semaines à Paris, où il était allé à la recherche d’un emploi. Il y avait dépensé toutes ses économies. Sans résultat. Alors il est revenu à Saint-Florent.
« Je suis né le 19 juillet et je suis gaucher. Ça n’a peut-être rien à voir, mais on m’a dit qu’en Russie, quelqu’un s’est suicidé le 19 juillet. Je suis né à Marseille et je suis marteau, ça n’a peut-être rien à voir non plus sans doute, mais ça rime. À Marseille, on m’a dit : tout est possible, il s’agit d’y mettre le prix de l’horreur. J’ai toujours voulu mettre le prix, mais pas le prix de l’horreur. Paris, c’est ma capitale, la France, c’est mon pays. On s’est battus pour ça. On a été de toutes les guerres. Je ne suis pas autonomiste, j’aurais aimé une principauté. J’ai scié dix-huit heures par jour à faire des pizzas. On m’a fait danser sur tous mes pieds, on m’a écrabouillé le cerveau. Je n’ai pas les yeux totalitaires, mais je vois tout, surtout quand je ferme les yeux. Je vois des choses que les ministres disent trois ans après. J’ai subi une défaite, c’est mon Waterloo. J’ai perdu sentimentalement. Je suis tombé dans le golfe, même les poissons ne veulent plus de moi. Je n’ai pas de qualification. Le professeur d’histoire m’avait parlé du vase de Soissons, il a dit qu’on l’avait cassé, j’ai voulu des précisions, il m’a mis à la porte, c’est pour ça que n’ai pas d’instruction. De toute façon, l’éducation ne vaut plus rien, maintenant c’est le sport. J’ai une très belle écriture, quand j’ai de l’inspiration, ça dure deux ou trois minutes, puis ça se défait, et moi avec. Il y en a qui partent avec cent torts et qui arrivent avec cent raisons, moi, je suis parti avec cent raisons et j’arrive avec cent torts. J’ai tiré une flèche bien équilibrée, mais j’ai manqué le but. »
Il resta silencieux pendant un moment, puis ajouta : « J’ai assez parlé. Bonne route, l’ami. »
Je ne pouvais plus distinguer le visage de Joseph, sa voix (encore une de ces « voix intérieures » de la Corse) sortait de l’obscurité.
« Bonne route à vous aussi », répondis-je.
Kenneth White, Le rôdeur des confins, Livre II, Terre du Sud, Corsica, pp. 182-183, traduction de l’anglais de Marie-Claude White, Éditions Albin Michel, 2006.