ET JE COMPRIS QUE C’ÉTAIT LA MER… [LÉON-PAUL FARGUE]

LÉON-PAUL FARGUE

Rappel

Il aime à descendre dans la ville à l’heure où le ciel se ferme à l’horizon comme une vaste phalène. Il s’enfonce au cœur de la rue comme un ouvrier dans sa tranchée. La cloche a plongé devant les fenêtres et les vitrines qui s’allument. Il semble que tous les regards du soir s’emplissent de larmes. Comme dans une opale, la lampe et le jour luttent avec douceur.

Des conseils s’écrivent tout seuls et s’étirent en lettres de lave au front des façades. Des danseurs de corde enjambent l’abîme. Un grand faucheux d’or tourne sur sa toile aux crocs d’un buisson plein de fleurs. Un acrobate grimpe et s’écroule en cascade. Des naufrageurs font signe à d’étranges navires. Les maisons s’avancent comme des proues de galères où tous les sabords s’éclairent. L’homme file entre leurs flancs d’or comme une épave dans un port.

Sombres et ruisselantes, les autos arrivent du large comme des squales à la curée du grand naufrage, aveugles aux signes fulgurants des hommes.

Marées

J’ai découvert la mer, enfant, rue de Sèvres, un matin plein de courses, au seuil des vacances, en pleine fièvre de départ. Mon père me pressait la mains sans rien dire et se hâtait, de son pas carré. De temps en temps, je regardais d’en bas le doux souci de son profil, et le tournant de son chapeau à haute forme où le ciel d’été défilait. Les maisons s’écartaient et glissaient peu à peu devant un estuaire, que les passants bordaient de sillons mâchurés, comme nous en tracions, le crayon à plat, pour les côtes et pour les montagnes, quand nous faisions une carte de géographie.

LE BON MARCHÉ

Nous arrivions au Bon Marché: « Tu vois… », commença mon père. En effet. J’aperçus un port fermé de grilles, un môle, un vaisseau immense, aux vitres brillantes, aux cheminées bleues, comme j’en avais vu l’image en couleurs dans un vieux livre, et qui me fit penser à l’Astrolabe, à la Zélée ou au Vengeur, des dames de proue coiffées de fanaux, des hublots laiteux, des lampes qui brûlaient dans le plein jour, des battements d’ailes blanches et jaunes, des claquements de pavillons, des fumées coupées de cris chantants et de cloches, et je compris que c’était la Mer.

Léon-Paul Fargue, extrait de D’après Paris, Gallimard, Paris, 1939.

 

On le nommait le ‘Piéton de Paris’. C’est le titre du recueil consacré à Paris qui précède celui qui ici nous livre ses deux textes inauguraux. Léon-Paul Fargue [1876-1947] fut tout à la fois le piéton-poète et le poète-piéton de Paris ; ces textes en témoignent. Et, c’est cheminant dans la ville lumière, la ville somnambule, que, aussi bien l’enfant de ‘Marées’ que l’adulte de ‘Rappel’, découvrent cette autre ville, ville-océan, qu’est Paris avec ses ports dans chaque quartier et ses immeubles-paquebots à chaque coin de rue. Tristement, c’est dans un tel navire, à l’angle de la rue de Sèvres et à quelques centaines de mètres du Bon Marché, que l’infatigable voyageur de la ville termina ses jours au lendemain de la guerre, cloué dans un fauteuil.

Illustration : Léon-Paul Fargue peint par Raymond Woog, détail, en 1932.

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