ET LA VIE LÀ-DEDANS… [CHARLES BAUDELAIRE / PIERRE FÉDIDA]

La plupart des marmots veulent surtout voir l’âme, les uns au bout de quelque temps d’exercice, les autres tout de suite. C’est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine : c’est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s’est fiché dans la moelle cérébrale de l’enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d’une agilité et d’une force singulières. L’enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps, il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie merveilleuse s’arrête. L’enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l’entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l’âme ? C’est ici que commencent l’hébétement et la tristesse. Il y en a d’autres qui cassent tout de suite le joujou à peine mis dans leurs mains, à peine examiné ; et quant à ceux-là, j’avoue que j’ignore le sentiment mystérieux qui les fait agir. Sont-ils pris d’une colère superstitieuse contre ces menus objets qui imitent l’humanité, ou bien leur font-ils subir une épreuve maçonnique avant de les introduire dans la vie enfantine ? — Puzzling question !

Charles Baudelaire, Morale du joujou (1853), Œuvres complètes, p. 587, Gallimard, Paris.

Quelques jours après le décès de sa mère, Laure — âgée de quatre ans — joue à être morte. Avec sa sœur — de deux ans son aînée — elle se dispute un drap de lit dont elle demande à être recouverte tandis qu’elle explique le rituel qui devra être scrupuleusement accompli pour qu’elle puisse disparaître. La sœur s’exécute jusqu’au moment où, Laure ne bougeant plus, elle se met à hurler. Laure réapparaît et pour calmer sa sœur lui demande, à son tour, d’être morte : elle exige que le drap dont elle la recouvre reste impassible. Et elle n’en finit plus de l’arranger car les cris de pleurs se sont, tout à coup, transformés en rires qui gondolent le drap de soubresauts joyeux. Et le drap — qui était un suaire — devient robe, maison, drapeau hissé en haut d’un arbre… avant de finir par se déchirer en rires de farandole effrénée où est mis à mort un vieux lapin en peluche dont Laure crève le ventre !

Pierre Fédida, L’absence, p. 138, Gallimard, Paris, 1978.

Ces deux textes sont cités par Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, pp. 58-59, Les éditions du Seuil, Paris, 1995.

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