Dans la nuit me sont revenues, avec une intensité pareille à celle que produit la fièvre, d’autres images de promenade ; au sortir d’un de ces rêves où l’on voudrait que certain nœud moite et vertigineusement doux ne se dénoue jamais. Cette fois-ci, c’était toujours la même réalité, un morceau du monde, et en même temps une espèce de vision, étrange au point de vous conduire au bord des larmes (cela, donc, non pas sur le moment, mais dans la nuit qui a suivi, devant, telles qu’elles me revenaient, ces images insaisissables d’un fond de vallée perdu où pourtant nous étions réellement passés).
Une voix me disait (ce n’était pas celle du coucou qui avait été perceptible à plusieurs reprises à travers la pluie, seule cage qui pût le tenir captif sans le décourager d’appeler), bizarrement : « Faites passer… » — comme on le fait d’une consigne pour la troupe si le message ne doit pas être ébruité, s’il s’agit d’un secret dont la victoire ou le salut dépend. Personne ne disait cela que le lieu même où, moi aussi, je passais. Ce n’étaient d’ailleurs pas des paroles, un message ; tout juste une rumeur un peu au-dessus du sol, un peu plus haut que ma tête, au bord de la route.
Philippe Jaccottet, Après beaucoup d’années, Hameau’, extrait, Éditions Gallimard, Paris, 1994.
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