En regard du petit poème de Li Bai, donné la veille, N.* envoie ceci évoquant le grand peintre roumain Ion Tuculescu [1910-1962] :
ION TUCULESCU
Dès la plus tendre enfance, l’ombre a constitué pour moi un autre univers, l’inconnu, une question de philosophie. Elle se situe parmi mes premières surprises sans explication. On s’amuse à la voir venir dans le même sens que nous, nous courons avec nos petits pas d’enfants afin de la saisir, puis, devant l’inutilité de nos actions puériles, nous renonçons.
Renonçons à la voir, l’oublions, mais elle existe, tout simplement avec nous.
À l’âge des premières découvertes philosophiques, nous constatons qu’en réalité, nous avons réduit notre existence à notre personne et découvrons, étonnés, l’ombre du subconscient ; cette “ombre” qui nous suit à chaque moment, comme une autre personne cachée qui nous contraint à nous comporter selon sa loi.
On se demande alors : combien d’ombres avons-nous, connues et inconnues ?
C’est un mystère que les poètes et les musiciens ont chanté, que les peintres ont mis sur leurs grandes toiles, toute noire, sous toutes ses formes et nuances, des symboles pour décrire leurs visions de l’ombre.
Pour Ion Tuculescu, l’ombre est devenue l’obsession de sa peinture.
On dit d’une toile de Tuculescu qu’elle est de la “période des ombres”. Mais pourquoi dans ses toiles, l’ombre est-elle présentée sans l’arbre qui la crée ? L’ombre a une auréole qui suit l’arbre, soit avec une précision géométrique, soit sous forme de symbole. A-t-il voulu investir l’ombre d’un pouvoir secret ? L’auréole est la forme suggestive des yeux du subconscient qu’il découvrira dans sa dernière période “des yeux”. Ce n’est pas l’arbre qui voit, mais, au contraire, l’ombre immatérielle a cette capacité. Veut-il communiquer que la réalité est tout ce qui est déshabillé de matière ?
Peut-être, de plus, Valéry avait-il inspiré Tuculescu ? Grand admirateur de Valéry, on peut le voir avec le couteau, son instrument principal de peinture, ses couleurs, récitant “Au Platane” :
Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,
Blanc comme un jeune Scythe
Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu
Par la force du site.
Voilà que le Platane blanc, qui n’est pas libre, peut créer sur sa toile son ombre noire entourée des yeux ailés et de ses papillons flottants qui montent la liberté de l’âme et de l’esprit jusqu’au Ciel.
Qu’il s’agisse des yeux ou des papillons jaunes de Tuculescu, ou des Anges d’Andrei Plesu, l’ombre toujours, sous toutes ses formes, restera “le fil” entre nous-mêmes et l’inconnu supérieur.
N.B. : N., l’auteure, est la filleule de Ion Tuculescu.
Illustration : Circuits, timbre de la poste roumaine en hommage à Ion Tuculescu, 1985, Wikimedia Commons.
Publié initialement dans les pages ‘Lectures en partage / Plurielles’ du site sous le clavier, la page, le 13 décembre 2003.