Dans nos campagnes d’antan, aux jours les plus courts, les plus rudes, tous travaux de la terre suspendus, la veillée rassemblait autour de l’âtre le petit peuple pour y narrer, magnifiés, des faits devenus extraordinaires et des prodiges rompant avec la banalité et la répétition monotone des travaux quotidiens et saisonniers ancestraux. Cet imaginaire, malgré tout, ne pouvait que s’alimenter des objets de la quotidienneté et, à défaut d’innover, ce sont des vertus supra-humaines que l’on prêtait aux choses et aux hommes qui s’y frottaient. Telle est du moins une imagerie que l’on aime encore, avec quelque nostalgie, projeter sur une époque révolue et devenue quasiment mythique.
Dans la réalité, toute une symbolique largement inconsciente intégrait au fil de l’an et des circonstances de la vie les rapports complexes que les hommes avaient à eux-mêmes et aux choses de l’existence. Manière de mettre à distance l’immaîtrisable et l’inquiétant, de maintenir dans un filet symbolique ce qui échappait aux normes et à la compréhension ordinaire. De rétablir une cohérence nécessaire au « bien public ».
Ce sont ces « choses-là » dont témoigne le chapitre final d’un ouvrage érudit d’ethnologie rurale consacré à « L’homme et la charrue à travers le monde », notamment en étudiant la symbolique liée à ces éléments centraux de la vie rurale traditionnelle que sont l’araire et la charrue. On y voit, en particulier, comment y sont, inconsciemment et symboliquement encore, une fois de plus, traités le rôle et la place que l’on accordait à la femme.
Autre curiosité en rapport avec le labour. Que, comme le suggère George Sand, il y ait dans les chants de labour « une valeur d’incantation sacrée » ou simplement la dictée d’une cadence destinée à régler, en les forçant ou ralentissant, le mouvement des bœufs dans leur effort, nous pouvons en rester juge ; mais d’abord écoutons ce que l’on nomme « rioler » en Morvan, « brioler » en Berry, « bouarer » en Basse-Vendée ou encore, comme dans ce document sonore, « arauder » ou « rauder » en Poitou.
Raudage en Poitou
CHARRUES ET BRIMADES
S’il est des sociétés où le laboureur est entouré de considération (c’est à lui la charrue, le champ…), où l’on nous montre le futur chef ou le chef conduisant l’araire (Saül, Élisée, Cincinnatus), il est donc au contraire d’autres groupes humains ou classes sociales où labourer, pour la femme plus particulièrement, est une déchéance, une punition. L’imposer devient un brimade.
Aux Indes, dans la vallée supérieure du Narbhada, atteler une femme à une charrue (elle est à côté du bœuf) est une punition ; V. Elwin signale un fait analogue chez les Muria.
La femme infidèle devait, dans le Brabant du Nord, traîner une charrue à travers les rues de la ville.
En Alsace, au lendemain des noces, il était fait obligation aux nouveaux époux attelés à une charrue de simuler un labour. On attelait également les jeunes mariés à une charrue dans l’Aube, à Lusigny. En Champagne (XVIIIe siècle), le labour au moment du mariage pouvait revêtir une forme assez curieuse : le marié labourait un champ entier pendant que le grand-père faisait danser la mariée.
L’araire ou la charrue devenant le symbole du paysan, du vilain, le joug devient à son tour le symbole de l’esclavage. « Le fardeau d’Assur sera ôté de ton épaule — et son joug de dessus ton cou —, et ta vigueur fera éclater le joug » (Esaïe, X, 27). À l’époque romaine, le vaincu passait sous le joug en signe de soumission.
L’homme et la charrue à travers le monde, André G. Haudricourt, Mariel J.-Brunhes Delamarre, réédition, L’Esprit des Choses, La Renaissance du Livre, Tournai, 2000.
Enregistrement : Appel de labour, « raudage », Poitou, France, 1’24 », CD1, Les Voix du Monde, une anthologie des expressions vocales, Coll. du CNRS et du Musée de l’Homme — Le Chant du Monde.
Illustration : Femme marocaine aidant l’attelage de la charrue, carte postale ancienne, sans date.
Publié intialement dans les pages ‘Climats’ du site sous le clavier, la page, en janvier 2009, ce billet est dédié à mes ancêtres laboureurs de l’Orxois, des siècles durant.
On trouvera une autre évocation de la charrue par Lucian Blaga.