Kyle Harper est professeur dans le département de Classics à l’université d’Oklahoma, il en est aussi Senior Vice President and Provost. Que ce soit sa thèse de doctorat, soutenue en 2007, portant sur l’esclavage à la fin de l’Empire romain, ou la transformation de la morale sexuelle à la même époque, Harper étudie les transformations de la société romaine dans l’Antiquité tardive.
Ici, il approche méticuleusement la combinaison de deux phénomènes – redevenus d’une actualité brûlante – l’apparition d’une pandémie qui fera rage pendant des siècles, la peste (dévastant démographiquement l’Empire romain et ce que nous nommons Moyen-Orient et Occident. De 40 à 60 % de la population est balayée durablement) et l’installation durable également du Petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive qui met fin à l’Optimum climatique romain. Cette approche sanitaire et climatique, globalement environnementale, éclaire différemment un épisode crucial d’une histoire jusqu’à présent étudiée essentiellement sous un angle socio-politique. Dans le même temps, Harper met en avant une méthodologie qui privilégie une approche écologique de l’histoire humaine des faits et des idées.
Comment Rome est-elle passée d’un million d’habitants à 20 000 (à peine de quoi remplir un angle du Colisée) ? Que s’est-il passé quand 350 000 habitants sur 500 000 sont morts de la peste bubonique à Constantinople ?
On ne peut plus désormais raconter l’histoire de la chute de Rome en faisant comme si l’environnement (climat, bacilles mortels) était resté stable. L’Empire tardif a été le moment d’un changement décisif la fin de l’Optimum climatique romain (OCR) qui, plus humide, avait été une bénédiction pour toute la région méditerranéenne.
Les changements climatiques ont favorisé l’évolution des germes, comme Yersinia pestis, le bacille de la peste bubonique.
Mais ‘les Romains ont été aussi les complices de la mise en place d’une écologie des maladies qui ont assuré leur perte’. Les bains publics étaient des bouillons de culture ; les égouts stagnaient sous la ville ; les greniers à blé étaient une bénédiction pour les rats ; les routes commerciales qui reliaient tout l’Empire ont permis la propagation des épidémies de la mer Caspienne au mur d’Hadrien avec une efficacité jusque-là inconnue. Le temps des pandémies était arrivé.
Face à ces catastrophes, les habitants de l’Empire ont cru la fin du monde arrivée. Les religions eschatologiques, le christianisme, puis l’islam, ont alors triomphé des religions païennes.
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La fusion du commerce global et de l’infestation par les murides a été la précondition écologique du plus grand événement sanitaire que la civilisation humaine est jamais connu : la première pandémie de peste. Norman Cantor a écrit à propos de la peste noire au Moyen Âge : ‘C’est comme si une bombe à neutrons avait explosé.’ La première peste noire de l’Antiquité est moins célèbre. Elle ne mérite pas d’être relativisée. En 541, elle apparut sur les rives de l’Égypte, avant de se répandre dans l’Empire et au-delà. Pendant deux siècles, elle est restée avant disparaître, par quel mystère ? Le traumatisme de la pandémie du XIVe siècle marque de multiples façons la limite entre les mondes médiéval et moderne ; la puissance de désintégration de la première pandémie de peste mérite d’être considérée comme marquant le passage de l’Antiquité au Moyen Âge. Dans une perspective plus large, l’expérience de l’humanité au cours du dernier millénaire et demi a été dominée de manière incalculable par la virulence d’un agent microbien singulier à l’origine de la peste bubonique : la bactérie Yersinia pestis.
La peste est un tueur exceptionnel et sans limite. Comparé aux germes de la variole, de la grippe ou à un filovirus, Y. pestis est un très gros microbe, disposant d’un arsenal très divers. Sa diffusion endémique dépend d’une combinaison délicate d’hôtes et de vecteurs. Une pandémie de peste est un concert entremêlé, difficile à mettre en place, aussi inquiétant qu’inoubliable par sa performance. Une fois installée, la peste est une force biologique qui balaie tout sur son passage. Au VIe siècle, l’alignement entre l’histoire de l’évolution et l’écologie humaine a précipité une catastrophe naturelle qui a tout submergé à la fois par sa durée et par son intensité, dépassant même les pestilences des IIe et IIIe siècles.
La pandémie de peste a été une catastrophe tout à fait comparable aux destructions d’un ouragan qui arase un lotissement construit de manière précaire en surplomb de la mer. Elle a été une conspiration non intentionnelle entre la nature sauvage et l’écologie de l’Empire imputable aux humains.
L’étude détaillée de l’histoire des maladies romaines faite précédemment mettra encore plus en évidence la nature exceptionnelle d’un tel événement, capable de transformer toute une époque. Y. pestis est un ennemi absolument extraordinaire, résultat d’une improbable évolution qui l’a transformé en un tueur global. L’étude génétique de ce microbe nous a appris très rapidement à connaître les grandes étapes de son histoire et de sa biologie. La biologie de cette simple bactérie est l’un des faits les plus importants de l’histoire du monde au cours du dernier millénaire et demi. Mais même cela connu, le cours de son déchaînement intercontinental a dépendu d’un alignement parfait des réseaux humains, de populations de rongeurs, du changement climatique et de l’évolution des agents pathogènes. De notre point de vue, on ne saurait manquer de ressentir un certain émerveillement face à la pure contingence qui a permis à ce microbe létal de suivre son chemin de destruction depuis l’intérieur de l’Asie jusqu’aux rives de l’Atlantique.
L’arrivée de la bactérie de la peste sur les rives romaines est le signe d’un nouvel âge. Sa persistance pendant deux siècles est à l’origine d’une longue période de stagnation démographique. Ajoutée à la détérioration du climat dénommée le petit âge glaciaire (PAG) de l’Antiquité tardive, la pandémie a balayé les dernières fondations de l’ordre ancien.
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VERS LA FIN DU MONDE
Comprendre des événements biologiques d’une pareille ampleur suppose un effort qui ne cessera jamais. L’expansion d’Y. pestis a été un tournant dans l’histoire de l’espèce humaine. On peut penser que jamais auparavant l’humanité n’avait eu à affronter un ennemi aussi létal et diabolique. Les deux grandes pandémies de peste qui ont ouvert et marqué la fin du Moyen Âge ont été, relativement, les catastrophes biologiques les plus graves de l’histoire. La violence de la vague initiale a mis fin en un clin d’œil à deux siècles d’expansion démographique. Puis, la persistance de la peste pendant deux siècles a étranglé tout espoir de rétablissement. Si l’on imagine, par exemple, un taux de croissance normal de 0,1 % par an au moment où déferle la première vague, un taux de mortalité de 50 % dans une population orientale de 3 000 000, suivi d’un taux de récupération rapide (0,2 % par an) et des facteurs à l’origine d’une mortalité plus basse (un taux de mortalité de 10 % tous les quinze ans qui semble caractéristique de l’époque de la pandémie à Constantinople), il est évident que les recrudescences ultérieures ont maintenu la population à un bas niveau.
C’était comme si la masse de l’atmosphère s’était mise soudain à peser avec une force décuplée, et que les sociétés humaines craquaient sous ce poids invisible.
L’introduction d’un nouveau germe létal n’est pas un simple caprice de la nature. Si le choc de la peste a transformé le vieux rêve de Justinien – réunifier le vieil Empire – en un cauchemar, et un cataclysme, l’étape finale de de la dissolution de l’Empire n’est pas due au seul triomphe de la bactérie. On ne peut pas mesurer l’impact de celle-ci sans tenir compte de l’histoire du climat. La chute de l’Empire romain a été causée à parts égales par l’arrivée malvenue d’un nouveau régime climatique – qui est de plus en plus appelé par les historiens le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive.
La combinaison la peste et du changement climatique a sapé la puissance de l’État. Le chagrin et la peur ont laissé les survivants bouleversés et dans la crainte que les temps eux-mêmes approchaient de leur fin. ‘La fin du monde n’est pas seulement une prédiction, elle est en train d’arriver.’ [Grégoire le Grand].
Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré – Le climat, les maladies et la chute de Rome, trad. de l’américian par Philippe Pignarre, préface de Benoît Rossignol, La Découverte, 2019. D’après l’édition américaine, Princeton University Press, 2017. Extraits de la quatrième de couverture, pp. 290-291 et 342-344.
P.S. : L’intertitre est de l’auteur. Les liens sont de moi, VS.
Dans l’urgence du moment, en ce début du printemps 2020, on nous rabâche que désormais rien ne sera plus comme avant. Voire ! Voir, et comment surtout ! L’histoire ne se répète sans doute pas mais elle peut éclairer le futur par le passé, par une sorte de boucle de rétroaction. Et puis, de vrai, rien de ce qui est humain ne lui étant étranger…