À relire aujourd’hui le ‘scandaleux’ roman de Lawrence, à lire et relire sa poésie, on est surpris de constater combien son sens de la moralité est pourtant rigoureux, presque puritain, d’ailleurs, dans son exigence. Ne disait-il pas : ‘Je censurerais sans hésiter la véritable pornographie… On la reconnaît à ce qu’elle offense gravement le sexe et l’esprit humain.’ Pornographie ? Indécence ? Non, assure encore Lawrence : ‘C’est cela que le monde nommerait indécence. Mais toi tu sais que ça n’est en rien indécent. Je me bats toujours pour la même chose, pour rendre le rapport sexuel acceptable et précieux, et non honteux.
Et dans ce roman je suis allé encore plus loin. Pour moi, il est beau, tendre, fragile comme la nudité elle-même.’ Il me semble en effet que la véritable question n’est pas dans cette prétendue indécence, et c’est ce qui fait l’intérêt, l’attrait de ce très beau roman, c’est que par cette œuvre, entre autres, enfin, du côté masculin, quelque chose bouge, bascule dans la représentation de la femme qui ne relève plus de la seule projection du désir sur le (sexe) féminin. La femme, pour l’homme, l’homme littéraire en l’occurrence, devient sujet à part entière, sexe compris. Ce n’est pas là un mince changement de perspective. La femme n’est pas que sexe, c’est-à-dire objet, elle a le droit au sexe, pleinement ; elle devient sujet d’elle-même et au regard de l’homme.
On pourrait, finalement, parlant de Lawrence, lui appliquer ce que Anaïs Nin, qui, elle-même, a dû expurger son célèbre ‘Journal’, écrit : ‘Si un jour la version non expurgée du ‘Journal’ venait à être publiée, ce point de vue féminin en sera établi avec plus de clarté. Il montrera comment les femmes (et moi dans le ‘Journal’) n’ont jamais séparé le sexe du sentiment, de l’amour de l’homme en tant qu’être total.’
Et pour qui s’évertue encore à vouloir distinguer la valeur de la littérature selon son objet il suffit d’ajouter ce que Oscar Wilde, qui paya le prix fort de son non conformisme moral et littéraire, en dit : ‘Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. C’est tout.’ Et celui-ci est très bien écrit.
L’amant de Lady Chatterley [extrait]
[…]
Et quand il lui dit, dans un soupir : « Que tu es belle », quelque chose frémit en elle et quelque chose se raidit dans son esprit, prête à la résistance, devant cette terrible intimité physique et cette fougue caractéristique de sa possession. Et cette fois, elle ne fut pas étourdie par l’extase aiguë de sa propre passion : elle gisait les malns posées sur le corps de l’homme en mouvement, et quoi qu’elle fasse son esprit semblait regarder froidement, de façon détachée, ce qui se passait, et les sursauts des hanches de l’homme lui semblaient ridicules, et cette espèce de frénésie de son pénis d’atteindre sa petite crise de tumescence lui semblait burlesque. Oui, l’amour n’était rien d’autre que ce rebondissement de fesses, que ce pauvre pénis qui se fanait, humide, insignifiant ! C’était ça le divin amour ! Après tout les modernes avaient raison de mépriser cette comédies car c’en était une. C’était vrai ce que les poètes avaient dit : le dieu qui créa l’homme devait avoir un sinistre sens de l’humour, en le créant doué de raison et en l’obligeant en même temps à prendre cette position ridicule, en le poussant à désirer aveuglément cette ridicule comédie. Même Maupassant considérait que l’amour était une dégradation. Les hommes méprisaient l’acte sexuel, et pourtant ils le faisaient.
Froid, railleur, son étrange esprit de femme restait comme de côté, et, bien qu’elle fût parfaitement immobile, son instinct la poussait à soulever les reins, à chasser l’homme hors d’elle, à se libérer de cette étreinte sordide et des coups de ses hanches ridicules qui voulaient la dominer. Ce corps d’homme était une chose absurde, impudente, imparfaite, un peu dégoûtante dans son inachèvement ridicule. Une humanité qui aurait parfaitement évolué aurait certainement éliminé cette comédie, cette « fonction' ».
Cependant, quand il eut fini, très vite, et qu`il resta allongé, si tranquille, en s’éloignant dans son silence étrange et immobile, loin, plus loin qu’elle ne pouvait le concevoir, elle commença à pleurer dans son cœur. Elle sentait qu’il refluait, qu’il refluait loin d’elle et qu’il l’abandonnait comme un galet sur la plage. Il se retiralt, son esprit l’abandonnait, et elle en était consciente.
Tenaillée par une véritable douleur, lacérée par sa double prise de conscience et par sa réaction, elle commença à pleurer. Il ne s’en
soucia pas : peut-être ne s’apercevait-il même pas qu`elle pleurait. La tempête de ses sanglots montait et la faisait sursauter, et lui avec elle.
« Ah ! » dit-il. « Ça n’a pas été très bien cette fois ! Tu n’étais pas là… » Il savait donc ! Ses sanglots devinrent violents.
« Mais qu’as-tu ? » dit-il. « Cela arrive quelquefois ».
« Je… je ne peux pas t’aimer » dit-elle en pleurant, car elle sentait son cœur se briser.
« Tu ne peux pas ? Bien, ne t’agite pas. ll n’y a aucune loi qui t’y oblige. Prends les choses pour ce qu’elles sont ».
ll laissait encore sa main sur sa poitrine, mais elle avait éloigné cette main de son corps.
Ses mots ne la consolaient pas. Elle commença à sangloter plus violemment…
Toutefois, alors qu’il se retirait en silence pour se lever et la laisser, elle s’agrippa à lui, terrifiée.
« Non, non ! Ne me laisse pas ! Ne sois pas en colère contre mol ! Tiens-moi ! Tiens-moi fort ! » murmurait-elle en proie à une frénésie aveugle, sans savoir ce qu’elle disait, en s’agrippant à lui avec une force presque surhumaine. C’était d’elle-même qu’elle voulait être sauvée, de cette rancœur, de cette résistance qu’elle sentait en elle. Et pourtant, que de force dans cette résistance intime qui la
possédait !
[…]
D. H. Lawrence, L’amant de Lady Chatterley, Éditions Gallimard, Paris, 1928.
Photo : D. H. Lawrence et Frieda, sa femme.