Il paraît parfois hâtif d’écrire. Ou trop tardif. Cependant urgente nécessité de dire, comme craignant quelque manque irrémédiable.
De Joé Bousquet (1897-1918-1950), je ne dirai ici que bien (trop) peu. Une part de mon propos, où cette présence s’enracine profondément, se trouve déjà par ailleurs dans mon horizontalité / verticalité – par la ‘bande’, si j’ose dire – où prend racine un projet qui aimerait, d’autre manière, un jour, le révéler ; on l’y trouvera donc, ainsi que, par le biais, dans La « blessure de Vailly » et Joé Bousquet de Voir et le dire, mais comment ?, bien documenté et d’amical voisinage – lire à cet égard le premier commentaire ci-dessous.
Joé Bousquet, homme foudroyé par le hasard complice de la guerre, un jour de mai 1918, dans une petite bourgade, elle-même écrasée sous le Chemin des Dames. Une vie alitée, rue de Verdun (!), dans la vieille cité de Carcassonne, pour celui dont Hubert Juin écrivait en préface d’une réédition du recueil inauguré par le texte ci-dessous :
Joé Bousquet, étendu dans la chambre de Carcassonne, ne rêve pas sa vie. Il la contemple. Il devine, il ‘prophétise’ ce qui s’est passé. Ce qui s’est passé doit avoir un sens, sous peine de n’être rien. Or, ce qui s’est passé est. Ce sens soudainement conféré à ce qui fut est dicté par ce qui viendra. Cette démarche est probablement difficile à comprendre, soit ! – mais c’est elle que l’homme immobile prend en charge et assume : il hérite d’un sens et d’une destinée si convaincants et irrécusables que la déraison qui s’y trouve se modifie et se métamorphose en raison souveraine : la blessure de Joé Bousquet nous figure et nous dépeint. – sous peine de perdre notre âme. Le temps ignore les ruptures du passé et du futur :
… la chambre où je grandis
Dans mon cœur était enclose…
Introduisant lui-même ces pages de poésie, Bousquet écrivait :
Il n’a ni droite ni gauche un squelette en quête de ses os
si seulement il pouvait dire je pleure et que ce ne soit pas une façon de parler
On dirait que son corps est fait avec les larmes des autres
Il est la déchéance ce qu’il aime son cœur rien que de battre le blesse
Mais il existe une femme si belle que son malheur ne le suit pas jusqu’à sa porte c’est elle qui l’endort c’est elle qui l’éveille
Joé Bousquet dans une anthologie des poètes maudits, comme on peut l’y trouver… Non, ce n’est pas cela qu’il s’agit !
Aumône du soir
Un homme est mort et ce n’est pas toi fuis la pensée qu’on t’a conçu la bête noire de tes pensées Où tu seras debout l’espace ne sera plus
À voix d’enfant au bord de tous les chemins tu te diras que tu marchais et la chanson viendra d’un autre son sourire fera sa lumière avec ce qui mourrait de revoir le jour
La fin du jour et le miroir que dans la douve et cette eau morte amie du vent comme une nuit qui porte des fers et cette morte et cette faux dans toute l’ombre où tout le noir va s’élever d’une lueur
Tout ce qui pleure avec le noir d’un fou qui pleure sur ses jours
Il a tout ce qu’il voit quand il ferme les yeux
Où qu’on le laisse si c’est pour toujours il a son cœur partout conserve à l’invisible un monde inapparent
Donne-nous le bonheur donne-nous ce qui fait mépriser le bonheur et ce que tu n’as pas donne-le nous et même le bonheur toi le seul que la mort surprenne en train de naître
Joé Bousquet, La Connaissance du Soir, Éditions Gallimard, 1947.
Photo : Joé Bousquet par Denise Bellon en 1947, collection du Centre Joé Bousquet de Carcassonne.