I.
L’intérêt n’est pas dans la conservation de ta chair, ni dans la réunion de ce fagot toujours pourrissant d’opinions et de jugements,
Mais de savoir, lorsque tu fermes les yeux et cesses un instant de respirer, Ce que devient dans ce suspens du monde telle cime de peuplier seule à équilibrer devant le hasard des nuages le hasard du vent avec la fixité du tronc et l’agrippement des racines,
Et de te demander si ce mouvement désordonné de feuilles, si ces innombrables petits poissons chanteurs qui ne peuvent se sauver vers le large
Participent bien à quelque volonté forte qui règle également ce nouveau soulèvement de ta poitrine
Tandis que des mots pleins de lueurs et d’incertitude passent devant toi comme des nuées, à la fois chargées de soleil unique et d’ombres réciproques…
Il importe de savoir si, quand tu te lèves, tes bras nouant leurs mains au cou de ton épouse, tendent toujours au-dessus de son sein le premier et le plus valable toit
Et si tes épaules sont encore à la mesure des temples écroulés comme à celles des cathédrales présentes.
Les géométries profondes des insectes se perfectionnent en silence dans le secret des prairies et des forêts Et il est bon que tu saches n’être pas le seul enjeu qui fut jamais jeté dans le panier rond de la boule terrestre…
II.
Crois plutôt qu’il te faut prendre cette joie flexible entre tes mains calcaires.
Et dresser d’elle-même et de toi cette architecture instantanée
Qui laisse reposer le ciel sur la pointe des herbes
Crois plutôt que tu peux reposer ta tête sur la plus lointaine colline et qu’il n’est pas davantage d’horizon pour cerner ce rayonnement que tu ne saurais toi-même reconnaître sur le visage de l’aimée, là où n’est plus ton amour.
La terre soulève les maisons des hommes comme des enfants aux yeux et rien n’est plus nécessaire à ta faiblesse que la présence de ces creux espaces que tu ne sais habités que de toi
Tant contre cette étreinte et ce renversement de ton regard, tes reins se souviennent de ces choses certaines qui sont une porte, une table, un outil…
Toute l’industrie de la nourriture du sommeil et du songe palpite derrière toi de bois luisants, de pierres ordonnées, de métaux soudains
Et toutes les villes allument déjà ces lumières précises qui sont à la nuit la réponse du jour.
Tu n’es pas seul devant ta joie.
René Ménard, revue Soleil, Alger, 1950.
Photo : Wikimedia Commons.
Publié initialement dans les pages ‘Lectures en partage / Plurielles’ du site sous le clavier, la page, en octobre 2003.