LE MONDE ET LE PANTALON [SAMUEL BECKETT]

BRAM ET GEER VAN VELDE AFFICHE EXPO

 Dans un court essai, ‘Le monde et le pantalon’, consacrés aux frères Bram et Geer van Velde, écrit en 1945, Samuel Beckett débute et termine par une critique radicale du monde l’art (amateurs et critiques, notamment) et des catégories esthétiques. Il faut relire ces pages, indépendamment, et non indépendamment, de la fine analyse qu’il exerce sur le travail des deux peintres hollandais installés en France. Comme il faut bien, ici, faire un choix, je propose l’épigraphe du premier essai et son ultime page. À chacun de penser et, surtout, relire l’entre-deux qui les lie et les explicite.

LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. 

LE TAILLEUR : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.

Pour finir parlons d’autre chose, parlons de l’ ‘humain’.
C’est là un vocable, et sans doute un concept aussi, qu’on réserve pour les temps des grands massacres. Il faut la pestilence, Lisbonne et une boucherie religieuse majeure, pour que les êtres songent à s’aimer, à foutre la paix au jardinier d’à côté, à être simplissimes.
C’est un mot qu’on se renvoie aujourd’hui avec une fureur jamais égalée. On dirait des dum-dum.
Cela pleut sur les milieux artistiques avec une abondance toute particulière. C’est dommage. Car l’art ne semble pas avoir besoin du cataclysme, pour pouvoir s’exercer.
Les dégâts sont considérables déjà.
Avec ‘Ce n’est pas humain’, tout est dit. À la poubelle.
Demain on exigera de la charcuterie qu’elle soit humaine.
Cela, ce n’est rien, On a quand même l’habitude.
Ce qui est proprement épouvantable, c’est que l’artiste lui-même s’en est mis.
Le poète qui dit : Je ne suis pas un homme, je suis un poète. Vite le moyen de faire rimer amour et congés payés.
Le musicien qui dit : Je donnerai la sirène à la trompette bouchée. Ça sera plus humain.
Le peintre qui dit : Tous les hommes sont frères. Allons, un petit cadavre.
Le philosophe qui dit : Protagoras avait raison.
Ils sont capables de nous démolir la poésie, la musique et la pensée pendant cinquante ans.
Surtout ne protestons pas.
Voulez-vous de l’existant notable ? Mettez-lui du bleu. Donnez-lui un sifflet.
L’espace vous intéresse ? Faisons-le craquer.
Le temps vous tracasse ? Tuons-le ensemble.
La beauté ? L’homme réuni.
La bonté ? Étouffer.
La vérité ? Le pet du plus grand nombre.
Que deviendra, dans cette foire, cette peinture solitaire, solitaire de la solitude qui se couvre la tête, de la solitude qui tend les bras.
Cette peinture dont la moindre parcelle contient plus d’humanité vraie que toutes leurs processions vers un bonheur de mouton sacré.
Je suppose qu’elle sera lapidée.
Il y a des conditions éternelles de la vie. Et il y a son coût. Malheur à qui les distinguera.
Après tout on se contentera peut-être de huer.
Quoi qu’il en soit, on y reviendra.
Car on ne fait que commencer à déconner sur les frères van Velde.
J’ouvre la série.
C’est un honneur.

 

‘Le monde est le pantalon’ a été écrit au début de 1945 à l’occasion des expositions d’Abraham [Bram] et Gerardus [Geer] van Velde respectivement aux Galeries Mai et Maeght. 
Il a été publié pour la première fois dans Cahiers d’art, volume 20/21, 1945-1946.

Samuel Beckett, ‘Le monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement’, Les Éditions de Minuit, Paris, 1989 et 1990.

À J/G, […]ment.

On trouvera un ensemble de billets relatifs à Bram van Velde ici ☞ BvV

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