Historien et philosophe, Alain Guillerm (1944-2005), fut le disciple de Fernand Braudel, qui dirigea et préfaça sa thèse d’État : ‘La pierre et le vent’, considérée comme un livre phare de la ‘Nouvelle histoire’. Par ailleurs, militant breton, Alain Guillerm renouvelle, avec ‘Le Défi Celtique’, les études celtiques en les plaçant dans une perspective radicalement originale, notamment à la lumière des thèses de Pierre Clastres sur l’anthropologie politique libertaire de ‘La société contre l’État’ [voir par ailleurs].
Grande civilisation de l’Antiquité, aux côtés des cultures dites classiques, les Celtes, coalisés aux Puniques et aux Grecs, résistèrent de longs siècles à l’emprise romaine et à la logique d’imposition de l’État et de l’Église moderne. Écrasée, la civilisation celtique a, malgré tout, survécu à travers l’amour courtois, le Moyen-Âge et la démocratie moderne face aux systèmes despotiques et aux tentatives de nivellement venu de l’État centralisateur. Les lignes qui suivent esquissent la réalité qui prévalait à l’époque de César et au seuil de notre ère. Il est intéressant, par ailleurs, de suivre dans l’essai d’Alain Guillerm, qui conteste fondamentalement l’idée de fatalité historique, comment les Celtes, en général, et les Gaulois, en particulier, pouvaient, à la veille de la conquête romaine développer une société prospère et structurée dans un contexte délibérément non étatique, voire même anti-étatique.
[…]
La Gaule n’avait pas d’État, mais environ dix millions d’habitants quand César l’envahit. Il y fit, selon son propre aveu, un million de morts et un million d’esclaves — l’administration césarienne en Gaule, continuée par Auguste, consista à créer une classe dirigeante en forçant les vieilles chefferies indigènes à choisir entre la révolte et la citoyenneté gallo-romaine, ce qui signifiait pour elles être propriétaires de leurs anciens compagnons réduits à l’état d’objets. Peu à peu le statut servile fut étendu à la moitié de la population.
S’il est évident que la langue d’usage des maîtres, s’ils restèrent bilingues, devint le latin pour la langue écrite, il est tout à fait évident que la langue des esclaves est restée, au contraire, le gaulois – à la différence des Noirs du Sud des États-Unis qui adoptèrent la langue et la religion de leurs maîtres – jamais les maîtres sous l’Empire chrétien ne cherchèrent à évangéliser leurs esclaves. C’est pourquoi saint Jérôme écrit au IVe siècle qu’on parle la même langue – le celto-gaulois – chez les Trévires en Rhénanie que chez les Galates en Anatolie. Le latin s’arrêtait aux portes des villes, à Trèves, métropole des Gaules comme à Ancyre, la future Ankara, petite ville de la province de Galatie. Ce n’est que lorsque le servage aura remplacé l’esclavage (‘La Libération médiévale’ selon l’heureuse expression de Pierre Dockès) et l’Église pris le pouvoir, laissé vacant par l’Empire comme par les Barbares, que celle-ci entreprendra l’évangélisation des Gaules (saint Martin de Tours), donc leur latinisation. Le gaulois devait mourir, sauf en Bretagne, au VIIe siècle après Jésus-Christ. Le Bas-Empire a introduit la torture judiciaire et fiscale pour les maîtres (la croix, le bûcher), ce qui effraie les historiens, mais elle existait de tout temps pour les esclaves. Au contraire, le despotisme du Bas-Empire interdit envers eux la mutilation et même, sous certaines clauses, la mise à mort à la discrétion du maître. Cela correspond au « casement », grave atteinte au droit de propriété, dont on sait qu”il est le droit « d’user et d’abuser », aussi cela fut-il mal appliqué. Juridiquement l’esclave restait fondamentalement une chose et, comme il était plus maltraité que l’animal vivant, un « mort en sursis » du fait du « droit de la lance », du droit de la guerre. Certes, ce ne fut pas que le sort de la Gaule mais de toutes les provinces occidentales de l’Empire ; on a évoqué le sort des habitants de Carthage, il fut celui des Gaulois. C’est ce qui fait la solidarité historique des Celtes et des Puniques. C’est pourquoi les paysans autour de Carthage parlaient phénicien à saint Augustin comme les paysans gaulois ou galates celtique à saint Jérôme.
Un tel mode de production ne pouvait que détruire toute productivité d’où, entre autres, l’immense régression technologique que représenta l’Empire romain, régression accélérée par les Barbares des Grandes Invasions. Et il y eut aussi régression dans le domaine de la pensée. Après Lucrèce, la philosophie moderne s’arrête, après Cicéron la pensée politique stagne, tous deux périrent avec la « République » et le triomphe absolu de l’État esclavagiste et absolutiste (sous le premier et le second triumvirat, à dix ans d’intervalle). Ce sont mille ans de barbarie qui s’ouvrent après la défaite d’Actium (31 avant Jésus-Christ), les Germains romanisés qui détruisirent l’Empire au Ve siècle ne rêvent, de Clovis à Charlemagne, que de le restaurer.
[…]
Alain Guillerm, Le Défi Celtique, pp. 12-14, Éditions Jean Picollec, Paris, 1986.