LUCIDITÉ, DÉSESPOIR ET ÉCRITURE [PIERRE MICHEL / OCTAVE MIRBEAU]

OCTAVE MIRBEAU

Dans un fascicule publié conjointement par la Société Octave Mirbeau et les Presses de l’Université d’Angers, et reprenant le texte d’un conférence donnée en décembre 1999 à Nantes, Pierre Michel s’est « proposé de réfléchir aux problèmes des relations entre la  lucidité, inséparable du désespoir, et l’écriture. Le désespoir — et quel désespoir ? — est-il une condition d’accession au réel ? Est-il soluble dans l’écriture ? La lucidité face au réel est-elle une condition de l’écriture ? Ou bien n’est-ce pas plutôt l’écriture qui serait à la source de toute lucidité ?

Quelles relations y a-t-il entre une vision désespérée du monde, de la société et de la nature humaine, d’un côté, et, de l’autre, l’outil et le matériau que constituent les mots pour l’écrivain ? »

Il y a là effectivement une réflexion fondamentale sur la fonction de l’écriture pour l’écrivant. Interrogation qui à la suite d’Octave Mirbeau a tenaillé toute la littérature du vingtième siècle et nous poursuit toujours en ce vingt-et-unième siècle commençant. Dans sa conclusion, Pierre Michel nous en résume les enjeux  pour  terminer, avec Baudelaire, sur un appel à « l’hypocrite lecteur » a porter une réelle attention à son « frère » et « semblable », l’écrivain.

Au terme de ce survol,  qui  ne constitue qu’une modeste interrogation, j’aurais scrupule à répondre catégoriquement, par « oui » ou par « non », aux questions initiales, tant il convient de rester modeste et nuancé face à des problèmes aussi complexes et à des réalités littéraires aussi diverses et contradictoires. Il apparaît du moins que l’écrivain en quête d’une lucidité désespérée ne peut plus aujourd’hui se contenter des convictions rassurantes qui suffisaient jadis à justifier le rôle, le statut social et le prestige de ses devanciers. Il ne peut plus manifester la même naïveté, ni la même innocence, que ceux qui croyaient à la mission sacrée de l’intellectuel, ou aux capacités quasiment surhumaines du poète-albatros, « prince des nuées » ou « Voyant », ou bien à la toute-puissance

de l’écriture démiurgique, ou encore à l’innocuité de ce que nous croyons être « la raison », laquelle, certes, s’est construite historiquement contre l’aliénation religieuse et prétend s’être purgée de l’opium de l’espoir d’outre-tombe, mais a fait naître de nouvelles illusions et a apporté la preuve, au cours du vingtième siècle, de ses limites, pour ne pas dire de sa faillite. Délivré de ces illusions consolantes, qu’elles soient religieuses ou laïques, mais dès lors constamment sur la corde raide, il est confronté, comme l’était déjà Octave Mirbeau il y a un siècle, au doute, à l’incertitude, à la mauvaise conscience, à l’amère conviction récurrente de ses propres limites et insuffisances et des contradiction inhérentes à sa place dans la société et à son métier de magicien des mots.

Il sait qu’une absolue fidélité au désespoir inaugural est impossible en pratique et que des compromis sont indispensables à qui vit parmi les hommes ;  mais des  compromis avouables  et  inévitables  aux compromissions honteuses et injustifiables, il n’y a souvent qu’un pas, et la frontière est dangereusement fluctuante… Il sait aussi que l’écriture, son outil de prédilection, pour être indispensable à qui veut exercer sa lucidité, a pourtant plus de chances de trahir son message de désespoir que de lui donner accès à de nouveaux horizons. Cela ne peut que l’inviter à une grande modestie.

Cette amère lucidité — sur lui-même et sur sa fonction autant que sur le

monde qu’il aspire à exprimer — est si difficile à vivre et lui inflige de telles souffrances qu’il pourrait être incité à se taire, sous peine de n’être jamais à la hauteur de ses propres exigences éthiques ou esthétiques : bien cruelle tentation pour un professionnel du verbe !

Mais n’est-ce pas précisément cette conscience douloureuse et coupable de sa misère, de ses limites et de ses contradictions, qui fait, pascaliennement, sa grandeur tout humaine et qui peut encore inviter chacun d’entre nous, « l’hypocrite lecteur », aveugle sur lui-même, à lire la production de celui qui, malgré tout, est un « semblable » et un « frère* » ?

On trouvera dans le blogue de Pierre Michel l’ensemble des liens utiles auxquels se réfère notamment la conférence d’où est extraite la présente page.

* Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Au lecteur » : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère. »

Photo : Octave Mirbeau [1848-1917], Wikimedia Commons.

Publié initialement dans les pages ‘Lectures en partage / Plurielles’ du site sous le clavier, la page, en avril 200

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