Un portrait, par le photographe Herbert List, de Morandi penché sur un groupe de ses objets familiers dans un regard d’une telle puissance de concentration qu’un critique a pu comparer l’attitude du peintre à celle d’« un joueur d’échecs qui médite un coup tout en ayant déjà présent à l’esprit le schéma des coups suivants, voire de toute la partie » ; « je crois, poursuit-il, qu’il mettait la même attention à déplacer ses objets dans la lumière tranquille de l’atelier, sur la table nappée d’une feuille de papier couverte de signes, de marques et de chiffres correspondant aux différentes compositions qu’il ne cessait de varier ».
Comparaison très pertinente, au moins pour une part. Pour l’autre : il est clair que Morandi n’avait pas d’adversaire en face de lui et qu’il ne pouvait donc s’agir d’un duel dans lequel cet effort extrême de concentration n’eût abouti qu’à se montrer meilleur que l’adversaire, ou à rechercher la seule récompense d’une opération toute mentale.
À moins d’oser cette banalité grandiloquente que l’adversaire était la mort, le but : en déjouer de son mieux les ruses ; mais, quant à l’énigme propre à Morandi, nous n’en serions pas plus avancés.
Philippe Jaccottet, Le Bol du pélerin (Morandi), Œuvres, NRF, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, pp. 1132-1133.
Photo : Herbert List, 1954, détail.
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