MORT, EN NOS MIROIRS, FRAGMENTÉE/S [J.-B. PONTALIS]

FURTNAGEL

Très éminent psychanalyste, Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013) fut aussi écrivain et responsable éditorial, notamment chez Gallimard, et homme ‘engagé’. En 2002, à l’articulation de ses deux ‘carrières’, il publie un ouvrage intitulé ‘En marge des jours’ qu’il justifie ainsi : ‘Ne pas rater ces fragments. Ils sont pour moi en marge du temps qui passe. Même quand ils évoquent une circonstance, une rencontre, une lecture d’autrefois, ces circonstances, rencontres, lectures sont mon présent. Je sors ces fragments des marges de ma mémoire, elle même fragmentée, lacunaire, pour les porter au centre – personne n’a en lui de centre ou du moins ce centre introuvable n’occupe jamais le même lieu –, mais pour qu’ils viennent au jour du vif aujourd’hui.

… Et puisque la mort se saisit du vif aujourd’hui, il m’a semblé sensé de recueillir ici quelques-uns de ces fragments d’une des thématique du livre, ‘la mort’ justement (il en est d’autres), de les disloquer et rassembler autrement une nouvelle fois pour tenter de dessiner grâce à eux l’un ou l’autre de ses motifs (à la mort). Risque pris.

Ah oui ! replacer l’ensemble dans l’ombre portée de l’épigraphe de l’ensemble l’ouvrage :

Quelque chose arrive dans une région du moi où je ne suis pas. Paul Valéry

ÉCLATS UN(S)

Fragment A.
  1. dans sa chambre d’hôpital, autrefois dénommé ‘Hospice des incurables’… Souriante, le teint rose : effet euphorisant de l’oxygène ? Elle sait qu’elle va mourir d’un jour à l’autre, elle me le dit, elle voudrait ‘tenir jusqu’à Noël’ et rentrer chez elle pour y mourir. Un calme, un naturel inouïs. Comme si de rien n’était. Et peut-être après tout la mort n’est-elle rien.

Quand je la quitte en lui disant que je viendrai la revoir la semaine suivante, elle me réplique en souriant : ‘Si tu me trouves’, comme le ferait quelqu’un à qui on annoncerait une prochaine visite et qui vous dirait : ‘Téléphone quand même avant, au cas où je ne serais pas chez moi ce soir-là’.

Fragment C.1.

Par sa profession, cet homme est en contact quotidien avec la mort, celle qui est advenue, celle qui, d’ici une semaine, un an, va advenir. Elle est déjà au travail. Pour lui, et pas seulement bien sûr du fait de sa profession, la frontière entre les morts et les vivants est de plus ténues. On dirait qu’il peut la franchir dans un sens ou un autre.

La nuit dernière, il s’est réveillé saisi par une crise d’angoisse proche de la panique. Il s’est levé, s’est tenu quelques instants debout, mais il n’a vraiment retrouvé le calme que lorsque sa femme a touché son corps. Alors, il s’est senti vivant, il l’a sentie vivante et il a pu se rendormir.

Fragment D.1.

[…]

Tout à l’heure, j’ai entendu un de mes patients me faire part de ce qu’il tenait pour une découverte : ‘Ils mentent et se mentent à eux-mêmes ceux qui déclarent que ce qui les effraie dans la mort c’est de laisser leurs proches dans le désarroi : ‘Que vont-ils devenir sans moi qui étais leur seul appui, ce sera l’effondrement’. Mentent encore plus ceux qui, après la mort de l’être aimé – ‘je l’aimais tant, il était tout pour moi’ – se lamentent : ‘Comment pourrais-je continuer à vivre sans lui ? le courage me manquera.’ Foutaises ! Moi, je sais ce qui m’angoisse, c’est la perspective, la certitude d’être à jamais séparé de moi-même. La mort, ce n’est rien d’autre que cela et ça m’est insupportable : l’idée que je vais me quitter, une fois pour toutes.’

ÉCLATS DEUX

Fragment B.

Messe d’enterrement de G. J’écoute les paroles lénifiantes du prêtre d’où soudain ces mots se détachent : ‘Le Seigneur détruira la mort.’ Voilà qui nous change du discours habituel : délivrance, promesse de vie éternelle, radieuse. Pas de déni de la mort dans ce détruira, mais la même violence que dans la mort elle-même, qui a enfin trouvé un adversaire à sa taille. La mort existe bien, elle n’est pas un passage, un trépas.(1) Mort à la mort.

Je vais chercher dans la Bible – en ai-je une ? – quel prophète intraitable a osé menacer la mort de destruction.(2)

Fragment C.2.

Le silence pour lui a deux faces. Il y a un silence, comme celui que produit la neige, qui l’angoisse, c’est un silence qui assourdit tous les bruits de la vie. Il y en a un autre qu’il affectionne, celui sans paroles qui lui permet d’entendre le chant des oiseaux, le bruissement du feuillage. Alors il est à l’abri de tout ce qui le menace, du dedans et du dehors. Même les choses inertes, même les pierres respirent.

Fragment C.3.

Le sentiment de vide : le plus souvent, ce vide – de pensées, d’émotions – est un vide plein, il est peur de l’informe ; pire : d’un chaos. Il signale l’effroi de se confronter à des forces inconnues, immaîtrisables, qui ne s’opposent pas même entre elles (le conflit) mais s’entremêlent sauvagement. (Je devrais me plonger dans la Théogonie d’Hésiode.)

Fragment C.4.

Se sentir chuter dans le vide, c’est autre chose, peut-être proche du fantasme d’être enterré vivant. Terreur à l’idée de chuter hors du monde. F. (c’est un enfant dont la mère s’est jetée par la fenêtre) se représente dans un tombe avec une petite cheminée qui ouvre sur l’extérieur.

Fragment D.2.

Ce qu’il affirme là avec une force inhabituelle chez lui me laisse perplexe. Je me dis qu’il n’a sans doute pas tort, qu’il voit clair là où nous préférons rester aveugles. Puis : ‘Quel cynique, ce type-là ! (‘ce type-là’, pour mieux me distancer de lui). Après quoi je me demande d’où lui vient ce besoin de n’être pas dupe de ce qu’il dénonce chez les autres comme mensonge, hyprocrisie. N’aurait-il jamais aimé ? jamais connu la douleur d’être quitté, abandonné, délaissé, séparé ? jamais imaginé qu’on puisse mourir de chagrin ou s’en vouloir, à mort…, de survivre ?

[…]

Voici que je reviens à mon point de départ : cet homme décidément, n’a pas tort. Si lassant, si déplaisant, si pénible si souvent que puisse être notre compagnonnage avec nous-même, nous n’avons vraiment aucune envie de nous fausser compagnie ! Définitivement (3).

ÉCLAT TROIS

Fragment E. [pour (ne pas) en terminer, provisoirement. VS]

Comment nous y prenons-nous pour tenir notre mort à la fois pour certaine et improbable ?

 

Jean-Bertrand Pontalis, En marge des jours, Gallimard, 2002, pp. 31-37.

Illustration : Hans Burgkmair et son épouse Anna par Lukas Furtenagel, 1529. Wikimédia.

 

(1) Ceci s’inscrit en faux par rapport à ce j’écrivis naguère dans un billet intitulé, Mourir, drôle d’idée. Quant aux diverses références à la mort dans nos pages, on les trouvera sous l’étiquette #mort

(2) Il s’agit du Livre d’Isaïe (ou Esaïe), 25.8

(3) Afin de ne pas surcharger le texte, je renvoie des citations d’Emmanuel Levinas, en résonance à ces propos, en commentaire, ci-dessous. (VS, 27/04/20 et 17/06/20)

P.S. : Les termes du texte en italique sont de l’auteur. Les notes sont de moi, VS.

Ceci, avec un plus que cordial remerciement, à A.C., de qui je tiens ce livre (13/04/02) – qui à vrai dire ne me quitte jamais vraiment – et pour qui J.-B. Pontalis fut un maître en sa discipline.

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