MOURIR, DRÔLE D’IDÉE !

CÉZANNE JEUNE HOMME À LA TÊTE DE MORT

L’homme immortel défie le temps et ne se pose pas la question de son éternité ; il n’est agité par nulle angoisse existentielle. Condamné à indéfiniment se survivre, il n’est aucunement préoccupé d’assurer une postérité. Immobile, sans futur, inlassablement face à lui-même, s’ignorant (il est le Tout, l’univers), et à ses semblables dont il ne veut soupçonner la présence (il est un mythe à lui seul). Il participe de ces mythologies que l’on dit fondatrices, où l’on défie la mort, n’ayant point à la craindre. Toujours victorieux. Il est des dieux. Il est LE dieu. Il est exorcisme de la contingente et mortelle réalité.

L’homme mortel lui, l’Homme, n’est habité que par une seule hantise : la mort. La mort qui le néantise et, indissociablement, le réalise. Sans mort, point de vie. Pas d’existence individuée. Pas de début. Pas de fin. Pas de temps. Pas d’existence tout court. Pas d’autre en regard de soi. Pas de pulsions ni d’instincts vitaux. Pas de sexe, pas désir, pas d’amour. Pas de rapports intersubjectifs.

Bref, l’homme EST par la mort, par sa mort, par la conscience infuse qu’il en possède, qu’il fuit mais qui l’habite, lui colle à la peau. Qui lui fait aimer la compagnie des hommes, qui l’attache au foyer, qui lui fait distinguer l’esprit de la matière, mais aussi associer l’une à l’autre. Règne de la contingence. Grimace de la transcendance. Premiers sorciers. Empire du religieux. Soumission à l’ordre… Révolte. L’homme, dans sa condition d’homme, c’est-à-dire face à la mort, est une homme révolté.

C’est cette condition même qui le fait Homme, pleinement, désespérément. Pour n’être point accablé, écrasé, assujetti à son destin. S’inventant l’avenir. Inventant l’avenir, qui est l’avènement du Temps.

Mais la mort, qui n’existe pas — nous ne serons jamais mort sinon au regard des autres qui nous survivront encore momentanément —, dessine pourtant en chacun son horizon existentiel, et pour le moins angoissant. Peut-être pas tant par le fait de mourir que par celui de ne savoir comment l’on meurt, soi. « Ce n’est qu’un mauvais moment à passer », disait, réconfortant, le bourreau au condamné, fort accablé, au pied de l’échafaud. Et moi, qui ai rêvé que je devais mourir, incessamment et inéluctablement, je me suis quand même éveillé… juste à temps ! Ce matin même une publicité pour une assurance-décès me sussurrait : « On en parle cinq minutes. Et, promis, on passe à autre chose ! » Que ne ferions-nous pour y échapper, nous qui n’y échapperons pas. La seule idée même nous en est pénible, intolérable. Et s’il ne s’agissait, en réalité, que de cette seule idée. Si, en définitive, la mort n’était que L’IDÉE QU’ON S’EN FAIT. La Mort… et notre intime solitude face à cette figure du Destin nôtre. Résolument, inéluctablement nôtre.

 

En date des 30/03/2000 et 22/07/2006. Publié initialement dans les pages ‘Chemin faisant…’ du site sous le clavier, la page.

Illustration : Paul Cézanne, Jeune homme à la tête de mort, détail.

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