« La trame de ce qui s’absente, confisqué, lancine comme un caillou sous le cœur. » T.E.
« Comme on le voit déjà dans les sillons des terres, le vivre affronte des accidents, des dénis, des ablations. Il actualise son état et se met en mouvement pour étendre ses singularités, autant son histoire que celle de son territoire. » T.E.
Le cri d’un milan griffe la pelisse du ciel.
Nous surprend le moment où tout semble pénible ou pour le moins difficile à supporter, où les choses et les pensées nous pèsent, traînent et nous agacent, nous révoltent, nous exaspèrent. Persécuté, on pense à ce qui déjà peut nous rendre l’instant plus acceptable, vivable. Peu à peu, on entrevoit des lignes d’horizon et des possibles, on pense apercevoir la douceur de l’obscure voix basse des jours sans remède. On chemine, au hasard, rien ne vient à l’esprit, l’âme nue, la terre confisquée nous déserte. Rien ne peut nous abriter, on ne distingue rien, rien ne vient nommer ce qui est en nous, se trame avec nous, avec ou sans excès.
Rien qui ne soit accompli ne suffira à apaiser ce qui lancine au cœur même de cette inquiète douleur sous sa forme silencieuse et violente. Nous harcèle alors comme un vent du sud, l’idée de dire, d’entreprendre, de tenter au plus loin de soi ce qui nous agite, nous accompagne, brisé, en bribe.
Comme lieux et territoire pétris de parole et de terre.
On pense alors interroger sa parole, longer son âme, suspecter son corps, entendre son chant, ameuter les signes, déceler son cri à l’abordage de la vie, faire lecture dans ce qui nous habite. Pérenniser l’entre réel et imaginaire.
À tout réfléchir, on cherche de l’ombre, un endroit où s’apaiser, prendre de la distance, faire distance, faire chemin, faire parole, faire chant de ce qui en nous menace, terrifie, fait voler en éclat, vient au bout de nos espérances, de nos innombrables et indéchiffrables combats et résistances.
On hésite, on tâtonne, on fouille, on sollicite le corps, les organes, on cherche, on suscite les sens, l’envie. On discerne les ornements et les motifs comme on dame la terre et ses improbables morcellements. On bêche, on plante, on ensemence, on sème autant de sonorités que de sols.
Alors, l’odeur veloutée des mimosas vient à notre rencontre, rallumant les étoiles dans la nuit de nos désirs et les pleurs de l’enfant, enfin bercés s’endorment dans la douceur pelucheuse des rêves. Demain, la vie réveillera les émerveillements.
Généralement ou à l’accoutumée, on trouve refuge, on réfléchit pause, on construit ombrage, fraîcheur, autour, alentour, tout près, très proche, au milieu des traces, entre les lignes, au milieu des corps et des chants. Entre margelles et clôtures, entre étendues et silences. Voir prendre forme et force ce qui est de l’ordre du possible à partager.
On pense lieu, berceau, faire vivant
nos inquiétudes et nos doutes, faire histoire et parole de nos désirs. On espère toucher à ce qui émane de la source et bégaie dans nos âmes. Inventer des détours, des forces, des désordres. On espère habiter aux bords des rives, dans les cales d’un navire, en cercle autour d’un sable vagabond, en terrasse, à l’ombre d’un arbre, blottis à plusieurs, l’un contre l’autre et avec l’autre.
Les cigales, alors, chantent leur vie solaire et s’écrasent les ombres à l’aplomb des murs. Le midi de la vie vient croiser notre espace.
Commence alors la traversée, s’amorce la parole et se fait territoire, scintille l’éclat des silences et commence l’errance. Les paroles, les dire finissent par nous habiter et faire éruption, faire lentement vagues, mouvement, faire chant, faire force, faire désamarre et désamorce, sans prétention, pour bâtir contre l’oubli, confier l’avenir à l’oreille de la terre.
Juste l’idée de partager, juste désir, juste le bégaiement d’une histoire
sans histoire, une histoire à venir, à inventer, à saisir, à zébrer ce qui fait injustice et se faire juste vivant.
Tout en souffrance, se faire relais. Tout en solitude, se faire tambour, recueillir, moissonner, semer, ramifier toute parole à toute autre. Les mottes des terres aux pierres. Les dires comme les branches des arbres se conjuguent, se portent, fusent, bousculent, prolongent, abandonnent des chemins pour d’autres plus loin.
Des rhizomes serpentent, faisant brèche aux verticalités les menant sinuer en danse vagabonde, ouvrant des horizons.
En toute liberté la parole prend acte du lieu neuf, acte du lieu créateur. Elle est captée pour être prolongée, côtoyée, appuyée, soutenue, envisagée sans limites, sans ferrements. Déployée à même les branchages et les prés.
Parole de l’un, relayée par d’autres, prise en considération, entendue, écoutée, macérée autant que le vin et qui ouvre vers l’étendue de la création.
Décantée, elle se fera incantation.
De la parole passerelle, dans le composé de la terre, inventive de possibles et d’alliances instantanées. Espace à réaménager.
Frémissent les voix, hésitantes, troubles, se libèrent les énergies, se dénouent les nœuds sombres de l’inquiétude. Fusent les mots, les couleurs, les géographies, les odeurs, le ciel et la terre. Ils jaillissent en éclats, dans un fracas tels des dires en désordre, en tribus, en vertiges.
Parole en partance, en débandade, en rythme, en nuée. Des vergers à l’assaut des espaces, des étendues, des corps et à l’affût des âmes.
Retentissent les voix des narrateurs, des enfants, des femmes, et des hommes. Se succèdent les relais, se serrent les poings, se libèrent les bras, se suspendent les souffles, se déroulent les bras, s’élancent les corps, s’entrelacent les énergies, se dénouent les gestes, se desserrent les temps, s’agencent les espaces, se courbent les trajectoires, se rompent les amarres, se relayent les silences, se rompent les urgences. Tout est inédit, inventé, nouveau, à mesure que se déploient les voix dans l’ossature de la narration et ses détours. Un redéploiement dans le composé du corps, de la pensée et des sols.
À même la syntaxe des sensations.
Le conte voltige, vogue, tressaille, surfe, rompt, griffe, emporte, touche, blesse, trouble, charrie, sillonne, domine, murmure, féconde, comble, fissure, trace, trame, oblique, digère, rejette, affole, rapproche, éloigne, se défile déprisé, reprisé, en fil, rebrodé, dénoué…
Quelque chose fait route vers nous, nous, qui sommes en chemin vers je ne sais quel mystère. Nous habitent des moments de joies, des moments d’inquiétudes, de forces. Imaginaires et réels, illusions et lucidités ont déjà, depuis un temps, habité nos demeures et nos pensées. Tôt ou tard, de brusques éclairs de sérénité, de pureté, de calme, de colère et de légèreté viennent visiter nos solitudes, opérer avec force en nous et nous donnent à voir, à exprimer, à partager des mouvements et des lignes de vies. Ces négligées parcelles de mondes que nous sommes.
Ces moments de rencontres ne sont que des moyens pour accéder, participer et laisser dérouler son cheminement, sa marche propre dans celle du monde. Faire vibrer ce qui nous manque, confisqué. Déposer en toute fragilité et en intensité, l’aventure humaine à la mesure et à la démesure de l’univers et ses excès.
Trouver en nos élans un sol où vivre, le là et le la de toutes nos symphonies.
Fouiller en soi-même et en ses propres liens aux mondes, au plus proche, au plus loin, au plus profond, au plus déchirant des chaos, ce qui fait vie, se vit et constitue création.
« De l’esthétique dans : Topologie politique ».
Textes ateliers « extrait »
de Tarek Essaker.
N.B. : le texte original a été « tressé », en bleu, par Noëlle Combet en mars 2015.
Illustration : Chris 73 / Wikimedia Commons.