À tous ceux qui ont envie
de chanter VIVA LA LIBERTA !
sans discussion idéologique préalable,
en souhaitant à tutti quanti
un BARBARO APPETITTO
devant l’amour et la musique,
la poésie et le bon vin :
SOSTEGNO E GLORIA D’UMANITA !
Ainsi Jean Massin ‘pré-texte’-t-il sa présentation d’un livre, dont j’ai déjà parlé, ici ou ailleurs, « Don Juan – Mythe littéraire et musical », une manière d’anthologie critique des personnages donjuanesques à travers la littérature. On y trouvera, bien sûr « Le Dom Juan, ou le festin de pierre » de Molière et le livret de Da ponte pour l’opéra de Mozart mais aussi le grand ancêtre, « Le Trompeur de Séville et le Convive de pierre » de Tirso de Molina » et des successeurs, dans des genres très divers : les « Don Juan » de E.T.A. Hoffmann et Lenau, « L’Invité de pierre » de Pouchkine, le « Sur Don Juan » de Baudelaire, « Les Âmes au purgatoire » de Mérimée et, très curieux, décadent et pervers, « Le plus bel amour de Don Juan » de ce « salopard » (comme dirait un de mes amis) de Barbey d’Aurevilly, dont l’action se situe dans un discret, très fin de siècle et d’époque, hôtel particulier de la vieille aristocratie du boulevard Saint-Germain.
La présentation de Jean Massin, dont on connaît la culture et l’érudition de musicologue et d’historien, règne, elle, bien de comptes et malentendus quant au personnage donjuanesque et au mythe qui l’entoure. Au terme de trente-cinq chapitres, concis, précis, brillants, voire virtuoses on ressort en sachant tout du bonhomme : d’où il vient, où il va, qui il est — et surtout n’est pas ! — et le bec est cloué aux « sexologues, métasexologues et patasexologues qui se penchent gravement sur Don Juan ». Vous l’aurez compris, c’est tonique, très tonique à lire.
Pour la curiosité, car c’en est une, j’ai choisi de soumettre ici le chapitre d’introduction qui traite de Napoléon et Don Juan. Jugez-en.
« Racontant un jour à table une de ses affaires en Égypte, il nommait numéro par numéro les huit ou dix demi-brigades qui en faisaient partie, sur quoi Mme Bertrand ne put s’empêcher de l’interrompre, demandant comment il était possible, après tant de temps, de se rappeler ainsi tous ces numéros. Madame, le souvenir d’un amant pour ses anciennes maîtresses, fut la vive réplique de Napoléon. (Mémorial de Sainte-Hélène.) lci, Don Juan n’a besoin d’aucun Leporello pour tenir ce catalogue d’un nouveau genre.
Autour de lui, pourtant, Leporello pullule. Lasciar le donne, rabâche à sa façon Madame Mère : « Je le prévois, il provoquera sa chute et celle de toute sa famille. ll devrait se contenter de ce qu’il a, il veut trop embrasser, il perdra tout. » Talleyrand, Berthier ne parlent pas, ne tremblent pas autrement : ils sont fascinés par le génie de leur patron, ils se gorgent d’honneurs et de fortune dans son sillage, sous les yeux du maître qui rit de les voir s’empiffrer de ses miettes, et ils n`arrêtent pas de répéter que ça finira très mal. Lui, a-t-il seulement besoin du signal de ce grelot avertisseur ? Il le porte en lui — et passe outre…
Il voudrait bien s’arrêter, se stabiliser, s’établir : il va jusqu’à épouser une archiduchesse. En vain ; une pulsation fiévreuse le domine ; il est incapable de cette prudence qui peut-être pourrait amadouer un Commandeur devenu sénilement paterne. Quel Commandeur ici ? Le passé mis à mal, bien sûr : l`Ancien Régime, la Légitimité.
Le Commandeur attend sa vengeance ; il ne l’obtiendra que par le défi que lui jette le vivant. Défi tout à la fois inévitable et gratuit (j’y reviendrai). Ici, Don Juan ne cesse de provoquer : sur les Bourbons de Naples et de Madrid, sur les Bragance de Lisbonne, sur la vénérable papauté romaine, il court sus, comme malgré lui, à toute légitimité (et est-ce vraiment respecter celle des Habsbourg que de souiller de sa roture le lit de leur engeance ?) ; on dirait qu’il s’achame à souffleter le chef décapité de Louis XVI. Et, demier éclat de rire dans le cimetière de la Restauration, le retour de l’île d’Elbe, la légitimité du « Vecchio infatuato » mise en déroute sans tirer un seul coup de feu.
Dans l’honorable cachot de Porto-Ferrajo, Don Juan aurait-il pu s’en tirer à meilleur compte ? L`enfer de Sainte-Hélène convenait mieux à son refus de tout repentir. Le Commandeur a eu le demier mot ; il n’en finira plus, seulement, de trembler d`être en pierre si fragile.
Pourquoi diable ai-je commencé par Napoléon ? Parce que le mythe de Don Juan n`est pas celui d’un coureur de jupons. « Ce volage bourreau des cœurs n’est pas l’essentiel du thème de Don Juan », dit plus posément le psychanalyste Otto Rank. « Le type du chevalier érotique de grand style aurait été personnifié beaucoup plus facilement par une autre figure. […] Dans le thème de Don Juan, ce n’est pas l’impulsion sexuelle effrénée qui est le motif principal. »
Nous perdrions notre temps si nous allions le chercher dans les parages des grands seigneurs libertins et roués, duc de Lauzun ou maréchal de Richelieu que leurs bonnes fortunes aussi effrontées qu’innombrables laissent insolemment mourir de vieillesse. Le Don Juan du mythe est bien plus le frère de Napoléon que de Casanova : c’est tout ce que je voulais dire. Don Juan est exactement le contraire d’un « donjuan ». La confusion n’est même pas digne de Leporello, qui sait la différence : même né gentilhomme, c’est Leporello qui est un « donjuan » ; voyez Son Excrémentielle Excellence le prince de Talleyrand.
Jean Massin, Don Juan – Mythe littéraire et musical, Éditions Complexe, Bruxelles, 1993.
Extrait de Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart dirigé ici par Louis Langrée et dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov (Production du Festival d’Aix-en-Provence 2010) : fameux air du catalogue avec Leporello « Madamina, il catalogo è questo.