Il y a vingt-cinq ans [à la date de rédaction], le train à grande vitesse n’avait pas encore rapproché les recoins de la France de Paris, et il m’arrivait plusieurs fois par mois de faire certain trajet, dans un sens comme dans l’autre…
Aujourd’hui, décidément, ce court texte, resté en suspens, me rappelle, avec beaucoup de tendresse, à la fois cette femme ainsi fugitivement rencontrée et les pages magnifiques et terribles de “La montagne magique” de Thomas Mann. Quelle comparaison !
Le train de nuit, voitures-couchettes, attend le long du quai de la Gare de Lyon à Paris, direction les Alpes.
En ce début de printemps encore frais, et malgré l’heure tardive, plus disséminés que rares, attendant le départ et les heures calamiteuses du voyage, les passagers préférent supporter la fraîcheur extérieure que s’abandonner à l’atmosphère confinée des compartiments, où les six couchettes alignées tant à l’horizontale qu’à la verticale, s’apprêtent à enregistrer leur mauvais sommeil. Je suis de ceux-là, espérant que les premières lumières sur le lac d’Annecy récompenseront, à l’arrivée, ces trop longues heures sans plaisir.
Personne encore. Je peux espérer, sans trop y croire, voyager seul et échapper aux ronflements et autres incongruités d’éventuels voisins. Arrivent alors deux enfants, escortés de leurs grands-parents, qui accaparent le compartiment. Heureusement, ma couchette domine cette compagnie, mais nous sommes déjà cinq, et qui pourrait bien être alors mon ultime vis-à-vis, à hauteur du plafond ? Vingt minutes encore et la longue colonne ferroviaire s’ébranlera, rythmant de son mouvement saccadé et régulier ces heures intemporelles entre Paris et la Savoie.
La plupart des compartiments sont maintenant peu ou prou occupés, je serai donc probablement seul à mon étage, surplombant, dans la lumière bleue de la veilleuse, ces quatre sommeils étrangers.
S’avance alors, hâtif, un petit groupe, six personnes. Ce n’est donc pas pour moi. Pourtant, on s’arrête à mon niveau, on cherche le compartiment, la place réservée, et l’on hisse une valise et un sac, en face de chez moi. Deux personnes âgées, deux jeunes enfants, un homme, dans la trentaine, et une jeune femme chétive. Ce petit monde murmure, les enfants baîllent, les grands parents les admonestent, le père se tait, la femme les embrasse fugacement, tandis que les aïeuls semblent vouloir les tirer en arrière, l’homme lui donne un rapide baiser, on s’excuse, il est tard, demain l’école, on se sauve sans un regard.
La voici seule, dans la lumière sale de la gare, dans la vague agitation du départ nocturne, ma voisine. Maigre, pâle, défaite, désemparée, prête désespérément à partir. La famille a fondu sans remord dans la nuit. Sifflement. On est prié d’embarquer.
Le compartiment est calme. Deux étages de couchettes, couvertures tirées, pyjamas striés, enfants chuchotant, que l’on prie de faire silence. J’escalade l’échelle métallique. Me voici à mon tour accroupi sur la couche. Le train s’ébranle. Chaussures ôtées, je desserre ceinture et col et m’allonge dans le sandwich de la couverture aux couleurs de la SNCF. Brève station sur le dos, nuque bloquée par le mauvais oreiller ; je me tourne sur le côté droit, celui de mon sommeil. La semi-pénombre bleuâtre repose mon regard, je repère les limites de ma cellule. Scansion mécanique du convoi, vagues et fugaces éclairs extérieurs amortis par l’épaisseur du rideau. À défaut de dormir, je me laisse bercer par le mouvement désormais régulier du voyage.
Ma voisine, à quatre pattes, fouille dans son sac, en extrait quelques effets, puis, comme je l’ai fait, se glisse sous la couverture sans autrement apprêter sa literie. Elle se recroqueville sur le côté gauche. Intérieur nuit. Assoupissement.
Glissement de la porte, lumière blanche du plafonnier, le contrôleur s’excuse, demande les billets, souhaite bonne nuit. De nouveau la quasi-obscurité. Tentative de sommeil rompue. Œil grand ouvert devant moi un autre œil qui ne cille pas, me fixe. Pâle sourire d’absurde connivence. Embarqués parallèlement, glissant sur la même voie, nécessairement silencieux. Long moment à se fixer, sans pensée, sans penser. Respirations calmes et régulières, vagues ronflements montant des étages inférieurs. Ces sommeils-là nous isolent dans une intimité impromptue et sécurisante.
Bras tendu au-dessus du vide. Main saisissant l’autre main, s’y amarrant. Temps suspendu, poursuivant une quête immobile et silencieuse dans l’épaisseur d’un présent sans arête. Sans passé, sans avenir, sans attente, hors de toute expectative. Passerelle infinie lancée par dessus la nuit bleue. Message muet. Reçu cinq sur cinq.
Au petit matin, je retrouve le quai lumineux de la gare d’Annecy ; ma voisine devra, elle, au-delà de Saint-Gervais, terminus du train, poursuivre jusqu’au plateau d’Assy où les sanatorium reconvertis accueillent la post-cure des cancéreux.
Réédition d’un texte daté initialement des 15-17/06/02 et 4/09/04 et publié sur le site ‘sous le clavier, la page’.
Illustration : Train de nuit, photo X.
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