POST-CURE [TRAIN DE NUIT]

TRAIN DE NUIT

La voici seule, dans la lumière sale de la gare, dans la vague agitation du départ nocturne, ma voisine. Maigre, pâle, défaite, désemparée, prête désespérément à partir. La famille a fondu sans remord dans la nuit. Sifflement. On est prié d’embarquer.

Le compartiment est calme. Deux étages de couchettes, couvertures tirées, pyjamas striés, enfants chuchotant, que l’on prie de faire silence. J’escalade l’échelle métallique. Me voici à mon tour accroupi sur la couche. Le train s’ébranle. Chaussures ôtées, je desserre ceinture et col et m’allonge dans le sandwich de la couverture aux couleurs de la SNCF. Brève station sur le dos, nuque bloquée par le mauvais oreiller ; je me tourne sur le côté droit, celui de mon sommeil. La semi-pénombre bleuâtre repose mon regard, je repère les limites de ma cellule. Scansion mécanique du convoi, vagues et fugaces éclairs extérieurs amortis par l’épaisseur du rideau. À défaut de dormir, je me laisse bercer par le mouvement désormais régulier du voyage.

Ma voisine, à quatre pattes, fouille dans son sac, en extrait quelques effets, puis, comme je l’ai fait, se glisse sous la couverture sans autrement apprêter sa literie. Elle se recroqueville sur le côté gauche. Intérieur nuit. Assoupissement.

Glissement de la porte, lumière blanche du plafonnier, le contrôleur s’excuse, demande les billets, souhaite bonne nuit. De nouveau la quasi-obscurité. Tentative de sommeil rompue. Œil grand ouvert devant moi un autre œil qui ne cille pas, me fixe. Pâle sourire d’absurde connivence. Embarqués parallèlement, glissant sur la même voie, nécessairement silencieux. Long moment à se fixer, sans pensée, sans penser. Respirations calmes et régulières, vagues ronflements montant des étages inférieurs. Ces sommeils-là nous isolent dans une intimité impromptue et sécurisante.

Bras tendu au-dessus du vide. Main saisissant l’autre main, s’y amarrant. Temps suspendu, poursuivant une quête immobile et silencieuse dans l’épaisseur d’un présent sans arête. Sans passé, sans avenir, sans attente, hors de toute expectative. Passerelle infinie lancée par dessus la nuit bleue. Message muet. Reçu cinq sur cinq.

Au petit matin, je retrouve le quai lumineux de la gare d’Annecy ; ma voisine devra, elle, au-delà de Saint-Gervais, terminus du train, poursuivre jusqu’au plateau d’Assy où les sanatorium reconvertis accueillent la post-cure des cancéreux.

Réédition d’un texte daté initialement des 15-17/06/02 et 4/09/04 et publié sur le site ‘sous le clavier, la page’.

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