Les États-Unis sont un immense ‘melting pot’, un creuset, culturel — et interculturel — ; des populations issues du monde entier s’y croisent et s’y confrontent. Parmi celles-ci, à New York, en particulier, Juifs, émigrés des pays germaniques et d’Europe centrale, y côtoient une nombreuse communauté d’origine chinoise venue chercher fortune dans la grande métropole cosmopolite du monde occidentale.
Le grande mérite ethnologique de A.S. Könisberg, spécialiste de la culture juive new-yorkaise, à propos de laquelle ses travaux ne se comptent plus, que j’aimerais mettre en évidence ici, est de prouver que, contrairement aux idées reçues, communauté juive et communauté chinoise ne sont pas des univers clos qui s’ignorent, voire se regardent en chiens de faïence. Könisberg nous montre comment, à travers des matériaux de première main — récits et témoignages des acteurs eux-mêmes — , un syncrétisme culturel profond, en dépit des apparences, travaille juifs et chinois et comment ces deux diasporas réussissent, peut-être même à leur insu, à s’interpénétrer jusqu’à des plans, jusque là profondément enfouis, de l’Inconscient le plus radical.
Il faut vraiment regretter que Freud d’une part et Jung d’autre part n’aient pu avoir accès, en leur temps, à des documents tels que ceux recueillis par notre chercheur lors des ses campagnes de collectes ethographiques dans les quartiers juifs et chinois de la grande ville américaine, ils eussent certainement pu nous proposer de nouvelles hypothèses en matière de convergences entre approche psychanalytique judaïsante et vieux fonds de taoïsme philosophique chinois.
Je terminerai en faisant l’hypothèse que Allen Stewart Könisberg s’est probablement servi de ce riche substrat qu’il a extrait de terreau new-yorkais pour alimenter la matière de ses écrits et productions théâtrales et cinématographiques qu’il a eu, par ailleurs, l’intransigeance intellectuelle de ne pas mêler aux résultats de ses recherches scientifiques afin de ne pas en diminuer la portée et l’authenticité, en utilisant un pseudonyme maintenant bien connu dans le monde des arts.
Afin de rendre plus évident, malgré l’immense décalage dans le temps et l’espace, la parenté entre l’esprit qui anime les deux substrats culturels chinois et juifs, je propose ici deux anecdotes à caractère philosophique, la seconde rebondissant sur la première, telle, d’une part, que peut la rêver un juif new-yorkais d’aujourd’hui, confronté au brassage des cultures de son quartier, et telle, d’autre part, que l’a formulée originellement Tchouang Tseu, il y a quelque 2400 ans, à des milliers de kilomètres de là, dans la contexte de la féodalité chinoise de son époque. De ce qu’il convient de conclure je vous laisse juge. ‘Le rêve du papillon’ nous est maintenant bien connu, quant à l’anecdote contemporaine, A.S. Könisberg nous la propose simplement sous le titre de ‘L’empereur’.
Le rêve du papillon
Jadis, Tchouang-Tseu (alias Tchang-Tcheou) rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu’il était Tcheou lui-même. Brusquement il s’éveilla et s’aperçut avec étonnement qu’il était Tcheou. Il ne sut plus si c’était Tcheou rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Tcheou. C’est là ce qu’on appelle le changement des êtres.
L’empereur
L’empereur Ho Sin fit un rêve dans lequel il trouvait un palais plus beau et plus grand que le sien pour un loyer inférieur de moitié. Franchissant le portail de l’édifice, Ho Sin s’aperçut soudain que son corps était redevenu juvénile, bien que son esprit conservât un âge de soixante-cinq à soixante-dix ans.
Ouvrant une porte, il trouva une autre porte, qui menait à une troisième. Plus tard, il s’aperçut qu’il avait franchi cent portes et se trouvait désormais dans l’arrière-cour.
Juste au moment où Ho Sin atteignait les confins du désespoir, un rossignol vint se percher sur son épaule, et chanta la plus merveilleuse chanson qu’il eût jamais entendue, après quoi il lui mordit le nez.
Désillusionné, Ho Sin s’approcha d’un miroir, et au lieu d’y contempler son propre reflet, il y vit un homme nommé Mendel Goldblatt, employé de l’entreprise de plomberie Wasserman, qui l’accusa de lui avoir volé son manteau.
C’est ainsi que Ho Sin apprit le grand secret de la Vie, qui était : “Ne chante jamais la tyrolienne.”
Lorsque l’empereur s’éveilla, il ruisselait d’une sueur glaciale, et ne réussit pas à savoir s’il avait rêvé, ou s’il se trouvait dans un rêve rêvé par un de ses esclaves.
Allen Stewart Königsberg, alias Woody Allen, Contes et légendes, extrait de Without Feathers, traduit de l’américain par Michel Lebrun sous le titre de Dieu, Shakespeare et Moi, Solar, 1975.
À mon ami B.E.S., vieux new-yorkais fin connaisseur des uns et des autres.
Photo : papillon vert et noir chinois, association aeva.