RIEN DE SPÉCIAL [TRENTE-HUIT PETITES PIÈCES EN FORME DE HAÏKU]

BASHO

AUTOMNE

[passant(s) par là]

l’un tourne les talons
 l’autre prudent
 chasse les feuilles

[premier salut au cerisier]

feuille après feuille
 le vent te déplume
 maigre cerisier

[deuxième salut au cerisier]

maigre cerisier
 tes trente-trois feuilles
 ne sont déjà plus que trente-deux

[troisième salut au cerisier]

ultime feuille du cerisier
 tu résistes à la nuit
 au matin te compterai-je encore ?

[quatrième salut au cerisier]

que dis-tu maigre cerisier
 quand le pic épeiche
 t’épouille ?

[adresse au frêne]

grand frêne
 tu fais voltiger le geai
 mais c’est pour tes graines

[rêvée et entrevue]

fenêtre japonaise
 si le toit d’en face
 voulait bien être cornu

HIVER

[dans l’air glacé]

il se contorsionne
 ah ! sous la bise
 qu’il fait froid !

[rêveusement]

la vitre embuée
 du bout du doigt
 la trace de l’hiver

[désespérément]

l’après-midi gris et mouillé
 la bougie ne l’illumine pas
 elle le laisse à lui-même

[tardivement]

le soleil s’efface
 tiédeur de la lampe
 préséance de la nuit

[désespérément encore]

vaine flamme
 tourmentée par la turbulente chaleur
 tu oses ta lumière

[désincarné]

découpe sombre
 sur le miroir du palier
 présence de mon ombre

[nostalgique]

sonne le téléphone
 une voix oubliée
 tendre souvenir

[bêtement]

coucou le chat
 je te vois par ici
 je te vois par là

PRINTEMPS

[illusion]

tournée vers la nuée
 ramure qui s’expose
 ou toiture qui s’impose ?

[premier merle]

le merle m’éveille
 heureuse l’aube
 qui illumine son œil

[deuxième merle]

merle au bec jaune
 tu t’affaires
 j’envie ton impatience

[troisième merle]

dis, merle
 quand tu retournes la vieille feuille
 espères-tu trouver fortune ?

[quatrième merle]

merle
 ailleurs j’ai vu ton frère
 c’était toi tout craché

[matin d’avril]

ramant puissamment
 le héron rejoint le marais
 matin de printemps

[flamande]

juché sur une patte
 indifférent au miroir de l’eau
 le héron attend

[court instant]

parfum rouge de tulipe
 un moineau
 accroché à la tige

[verticale]

canard fuselé
 à la verticale de mon regard
 tu couines

[nocturne]

le chant du coucou
 est rare
 la nuit en témoigne

[frère frêne]

jour du printemps
 qu’attends-tu
 grand frêne ?

[assez !]

roucoulant pigeon
 tu auras ta marmaille
 j’ai tes étrons

[tunisienne]

au printemps déjà
 tes feuilles sont promesse
 noueux figuier

[beaux chats, autre tunisienne]

aux créneaux
 six têtes aiguisées
 puis rien

[ostendaise]

le vent
 à l’heure de la marée
 les goélands affairés

[fragile moment]

la mer étale
 instant de silence
 le soleil s’expose

ÉTÉ

[moi]

tourné vers le zénith
 apaisé
 et jambes croisées

[autre  fragile moment]

vibration du feuillage
 miroitement en interstice
 le vent en appelle

[provençale]

fragrance du thym
 cuisante chaleur
 fin civet ou brûlant été ?

[voyage à Reims, à la mémoire de R.L.]

sourire sous un portail
 touriste pressé
 et si l’on parlait de l’ange

[le tao de Maamoura]

minaret
 si tu n’ouvres pas la voie
 au moins montres-tu le ciel !

[hispanique]

passé l’angle de la rue
 d’un trait long
 l’ombre se retranche

[du Père Castor]

le garenne se dresse
 frémissant d’inquiétude
 un instant le vent doute

CODICILLE

[le Tombeau de Paul Éluard]

le bananier
 est bien pauvre de feuilles
 le vent l’ignore

à la mémoire
 du Vieux Maître au Bananier,
 « sur la lande flétrie »
 espérant l’accompagner encore…
 et, cheminant,
 qu’aux petits cailloux
 piquant le chemin
 nos semelles s’appliquent.

ouille !

VS [1995–2002]

Ces petites pièces, quelconques — d’autres s’y adjoindront quelque jour — conservent des haïkus le classement par saison, en commençant par l’automne, car c’est lui qui dans sa décroissance annonce le mieux la renaissance printanière.

Illustration : Matsuo Bashō

Publié initialement dans les pages ‘Poètes, nos papiers’, du site sous le clavier, la page, en 2003.

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