Un petit garçon court devant un camion. Horrifié, vous comprenez que le véhicule ne pourra pas ralentir à temps. Vous devriez pouvoir sauver l’enfant, mais vous n’en êtes pas sûr. Malgré tout, l’urgence vous pousse à agir : vous vous élancez dans la rue, vous attrapez le garçon par le bras, juste à temps, et vous l’entraînez. Le camion poursuit sa route, vous réussissez à vous écarter, en titubant à moitié. L’enfant est hors de danger.
Vous ne savez pas pourquoi vous venez d’agir ainsi. Vous l’avez fait, c’est tout. Cela semblait être votre devoir. Il y avait là une certaine immédiateté, mais vous n’êtes pas dans votre assiette. Vous n’aviez aucune raison de vouloir sauver ce petit garçon.
Deux semaines plus tard, j’emprunte cette même rue. N’ayant pas tiré la leçon de l’expérience, le même garçon court devant un camion qui arrive. Je pense que je pourrais le sauver, mais je n’en suis pas certain. J’hésite. Je procède à un rapide calcul moral. Je pense que l’action éthique est fondée sur l’utilité, et comme l’existence est un bien en soi, je pense que je devrais sauver l’enfant. Ou alors ce petit garçon m’est uni par un lien quelconque : c’est mon cousin, c’est le camarade de classe de la nièce de mon médecin. En tout cas, je décide de le sauver : trop tard, il est déjà mort.
Deux semaines après, exactement au même endroit (on se demande pourquoi les accidents se produisent toujours au même endroit), un autre enfant, une petite fille, court devant un autre camion. Une femme se promène dans la rue. Elle pense qu’elle devrait sauver la fillette, mais elle n’en est pas sûre. Elle fait une série de calculs rapides. Le camion roule-t-il tellement vite qu’il ne pourra pas ralentir à temps ? Il pourra peut-être. Le camion est-il tellement lancé que, même s’il ralentit, il écrasera l’enfant ? La friction de la surface de la route est-elle suffisante pour réduire l’inertie du camion et le faire s’arrêter, alors qu’il continuerait à glisser vers la fillette même si le chauffeur freinait comme un forcené ? La femme décide que le camion percutera inévitablement l’enfant, et elle a raison : le camion vient de renverser la fillette et de la tuer sur le coup.
Il serait facile de prendre votre acte – vous êtes le seul qui se contente de sauver l’enfant, sans raison fondée – pour une attitude irrationnelle (‘just do it’), pour un choix anti-intellectuel ou pseudo-zen qui préfère l’immédiateté à la réflexion, l’action à la pensée. Mais vous êtes très intelligent. Vous savez que toutes les raisons au monde ne suffisent pas pour aimer. Vous sauvez l’enfant, tout simplement, mais cela vous inspire une sensation extraordinairement curieuse. On songe à la chanson des Talking Heads (1) dont les paroles disent : ‘Ce n’est pas mon beau petit garçon, / Ce n’est pas ma petite rue, / Ce n’est pas ma belle action’.
Cette métaphore à trois volets sert à Timothy Morton, philosophe de l’écologie, à introduire le chapitre ‘Hypocrisies’ de son essai ‘Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde’. Il en déduit ceci :
N’est-ce pas exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons, face aux hyperobjets (2) ? En matière de réchauffement planétaire (3), la recherche d’une bonne raison de s’y opposer est peut-être l’un des principaux facteurs qui empêchent de lutter activement. On manque de raisons. Le réchauffement de la planète est ce que certains philosophes appellent un phénomène pernicieux : un problème que l’on peut parfaitement comprendre, mais qui n’a pas de solution rationnelle. Le réchauffement de la planète a été qualifié de problème super-pernicieux : c’est un problème pernicieux pour lequel le temps commence à manquer, pour lequel il n’y a pas d’autorité centrale, que ceux qui cherchent à le résoudre contribuent à aggraver, et où les mesures prises bradent l’avenir de façon irrationnelle.
La bizarrerie et l’ironie dérivent du fait que, pour adapter une idée éloquente de Søren Kierkegaard, ‘à l’intérieur de l’hyperobjet nous avons toujours tort’. Ne rien faire n’est évidemment pas une solution. Rouler en voiture électrique ? Pourquoi pas (c’est ce que je fais) ? Mais cela ne résoudra pas le problème à long terme. Se contenter de critiquer ceux qui roulent en voiture électrique ? ça ne servirait à rien. Former une armée du peuple et prendre le contrôle de l’État ? La nouvelle société aura-t-elle le temps et les ressources nécessaires pour combattre le réchauffement planétaire ? Les panneaux solaires? Leur fabrication consomme beaucoup d’énergie. Le nucléaire ? Fukushima et Tchernobyl, ça vous rappelle quelque chose ? Arrêter tout de suite de brûler les combustibles fossiles ? Sommes-nous prêts pour une transition aussi colossale ? Chaque position est ‘en tort’ : chaque position, y compris et surtout le cynisme qui croit tout savoir mieux que tout le monde.
Timothy Morton, Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde, trad. de Laurent Bury, Cité du design, 2018. D’après l’édition américaine, University of Minnesota Press, 2013.
Bien sûr ce trop court extrait – et l’essai en général – n’épuise pas le sujet ; il ne fait qu’entrouvrir un porte et créer un courant d’air susceptible de vivifier lucidement la réflexion. On lira également avec intérêt du même, ‘La Pensée écologique’, Zulma, 2019.
P.S. : Cours, camarade, le [poids lourd du] vieux monde est derrière toi !
(1) Talking Heads, ‘Once in a Lifetime’, Remain in Light (Sire Records, 1980).
(2) Timothy Morton entend par ‘hyperobjet’, concept philosophique qu’il a inventé, ‘des choses massivement réparties dans le temps et l’espace par rapport aux humains. Un hyperobjet peut-être un trou noir. Un hyperobjet peut être le gisement pétrolier de Lago Agrio, en Équateur, ou les Everglades, en Floride. Un hyperobjet peut être la biosphère, ou le système solaire. Un hyperobjet peut être la somme totale de tous les matériaux nucléaires présents sur la terre, ou simplement le plutonium, ou l’uranium. Un hyperobjet peut être le produit extrêmement durable de la fabrication humaine directe, comme le polystyrène ou les sacs en plastique, ou bien la totalité de la machinerie vrombissante du capitalisme. Un hyperobjet est donc ‘hyper’ par rapport à une autre entité, qu’il soit directement fabriqué par des humains ou pas.’ Le réchauffement planétaire est un hyperobjet. J’ajouterai que, s’il n’en est pas un pour nous, humains, le camion lui-même est un hyperobjet pour l’insecte collé sur son pare-brise – et peut-être même aussi, d’une certaine façon, pour l’enfant qui court devant, inconscient du danger ; il est ‘insaisissable’, ‘inappréhendable’ dans sa réalité-totalité. Il est effectivement ‘hyper’.
(3) Morton récuse l’utilisation du terme ‘changement climatique’, considérant qu’il n’est qu’une des conséquences, peut-être majeure d’ailleurs, du ‘réchauffement planétaire’.