SILENCE ROMAIN [ANGERONA]

Les anciens avaient fait une divinité du silence. Les Grecs, interprétant à leur façon le mythe égyptien d’Horus enfant, le désignèrent sous le nom d’Harpocrate, dieu du silence, et en firent de nombreuses reproductions. Les Romains changèrent le sexe du dieu grec ; chez eux, il devint une femme à laquelle ils donnèrent différents noms. Elle fut d’abord Tacita, dixième Muse créée, suivant la Fable, par Numa Pompilius, et avec qui on croyait qu’il avait eu des entretiens politiques aussi fréquents qu’avec la nymphe Egérie. Elle devint ensuite Angerona, mais on ne lui éleva point de temple. Sa statue était placée dans le temple de Volupia, déesse de la volupté.

Ce rapprochement était une allégorie morale signifiant que le silence ou la discrétion doit accompagner l’amour parfait. Les Romains eurent pour Angerona, leur déesse du silence, autant de vénération que les Grecs en

avaient pour Harpocrate, et ils la représentèrent ayant, comme lui, un doigt appuyé sur la bouche fermée ; mais ils chargèrent quelquefois ses statues de différents symboles, et ils en firent des panthées.

Trois petites statues d’Angerona, publiées par Caylus, une du Museum romanum de La Chausse et une cinquième qui était dans le cabinet de Sainte-Geneviève, et qui fait aujourd’hui partie de la collection nationale du Louvre ont une main placée près de la bouche, avec l’index étendu sur les lèvres ; l’autre main est posée au bas du dos, avec l’index étendu vers la partie du corps que cette main avoisine. Il est difficile d’en donner une raison plausible, à moins qu’on ait voulu indiquer par là qu’il fallait se taire des deux côtés.

Les Romains ne détestaient pas l’espèce de plaisanterie que nous appelons gauloise.

Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle, tome 14, art. Silence, p. 714.

Angerona était fêtée le 21 décembre, jour du solstice d’hiver lors des « angéronalies”, et, en conséquence, le « revival » que semble connaître la symbolique païenne lui accorde une place de choix, à en juger en particulier par les références qui y sont faites sur les sites internet spécialisés.

Pour sa part, l’historien des civilisations Georges Dumézil s’est efforcé d’éclairer cette mythologie sous l’angle des cultures indo-européennes. Je donne une note publiée par le G.R.E.C.E. à ce sujet.

À Rome, bien avant la célébration de Sol Invictus, le solstice est nommé bruma, breuissima (dies), journée qui correspond au 21 décembre. On a également recours à une autre racine, qui a donné le mot angor. “Il est de bon latin, à toute époque, de notre par angustiae un espace de temps ressenti comme trop bref, fâcheusement ou douloureusement bref, et Macrobe ne manque pas de l’employer et de le répéter quand il dramatise ce tournant de l’année” (Georges Dumézil, “La religion romaine archaïque”, Payot 1966).

Ovide écrit : “Le solstice d’été n’abrège pas mes nuits, et le solstice d’hiver ne me rend pas les jours angustos” (Tr. 5, 10, 7-8). La religion ressent ces angustos dies solsticiaux : une déesse et un culte en assurent le franchissement. Cette déesse du solstice, c’est Diua Angerona, dont les festivités, dénommées Diulia ou Angeronalia, se déroulent le 21 décembre. Ce jour là, les pontifes offrent un sacrifice in curia Acculeia ou in sacello Volupiae, proche de la porte Romanula, une des portes intérieures de Rome, sur le front Nord du Palatin. Dans cette chapelle se trouve une statue de la déesse, avec la bouche bandée et scellée ; elle a un doigt posé sur les lèvres pour commander le silence. Pourquoi cette attitude ? Georges Dumézil explique, en se référant à d’autres mythes indo-européens : “Une des intentions du silence, dans l’Inde et ailleurs, est de concentrer la pensée, la volonté, la parole intérieure, et d’obtenir par cette concentration une efficacité magique que n’a pas la parole prononcée ; et les mythologies mettent volontiers cette puissance au service du soleil menacé” (op. cit., p. 331).

Illustration : Angerona par Johann Christian Wilhem Beyer (1725-1796),  Château de Schönbrunn, photo (détail) de Yair Haklai

Publié initialement dans les pages ‘Lectures en partage / Plurielles’ du site sous le clavier, la page, en octobre 2003.

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