SOUS LE PASSÉ, L’AVENIR [ÉDOUARD JOURDAIN]

OUVERTURE FINALE

Édouard Jourdain est chercheur en théorie politique à l’EHESS-Polytechnique et, nous dit-on, spécialiste de la pensée libertaire et anarchiste – il conviendrait peut-être de distinguer ces deux termes ! Depuis quelques années, notamment à travers des ouvrages qui désormais font référence, il représente ce nouveau mouvement de la pensée en sciences sociales et humaines qui renouvelle des approches qui, marquées par les vicissitudes de l’histoire politique du XXe siècle en particulier, s’étaient repliées sur la frontalité de l’opposition entre une philosophie libérale, puis néolibérale, de nos cultures sociétales et un matérialisme marxisant enkysté dans les aveuglements théoriques – et idéologiques – d’un prétendu communisme de bloc. Cette logique de pensée s’exténuant à la longue dans un chassé-croisé étouffant largement des aspirations libertaires qui se sont, dès le XIXe siècle, alimentées aux sources d’un Proudhon (le frère ennemi de Marx), pour ne citer que lui, et ont contribué à développer des formes de vivre ensemble, à l’air libre, qui se sont manifestées lors de la Commune de Paris, aussitôt ‘sauvagement’ (!) réprimée – alliance sacrée du sabre et du goupillon –, puis, notamment, lors du surgissement démocratique en Catalogne, en 1936, d’une république autonome d’inspiration libertaire ; celle-ci d’ailleurs bien vite, elle aussi, impitoyablement combattue et écrasée par la coalition fasciste sous le regard veule et apathique des démocraties libérales et social-démocrates, avec la bénédiction de Staline. Victoire historique d’idéologies opposées mais dominantes et assurément tout à fait anesthésiantes et ‘totalisantes’ (c’est un euphémisme).

Voici donc, résurgent, un air frais à aspirer à pleins poumons. Symbole et expression d’une nouvelle génération de scientifiques et d’universitaires ‘sur la brèche’ qui viennent nous pousser vers l’avant et nous aider à dépasser les angoisses mortifères d’un supposé effondrement imminent, nous dit-on sans nous offrir quelque alternative, de notre vieux monde et, avec lui, de toute la planète. La figure, développée ici, est celle du ‘sauvage’ dialectiquement mis en rapport avec le ‘spectre’ (au sens physique du terme) du ‘politique’. Et, c’est l’essentiel, visant à réinventer ce rapport. Bien sûr, tout l’ouvrage introduit ci-dessous est à lire avec avidité, offrant en particulier un productif prolongement aux analyses novatrices d’anthropologues ‘libertaires’, tels que Pierre Clastres, Marshall Sahlins…, entamées il y a déjà un demi-siècle, et, plus récemment, à celles encore plus ‘renversantes’ d’un David Graeber.

Nous avons pris le parti, comme on interroge l’histoire de manière rétrospective, d’ouvrir notre lecture par les pages conclusives du dernier et copieux ouvrage d’Édouard Jourdain, récemment paru, Le sauvage et le politique. Sans doute ces lignes, illustrées de significatives citations, n’éclaireront-elles certainement pas vraiment les quatre cents pages du livre, mais elles en exprimeront, il me semble, le tonique parfum et l’intelligence subtile.

LA MARCHE OSCILLANTE DE L’HUMANITÉ

L’humanité, dans sa marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-même : ses progrès ne sont que le rajeunissement de ses traditions ; ses systèmes, si opposés en apparence, présentent toujours le même fond, vu de côtés différents. La vérité, dans le mouvement de la civilisation, reste toujours identique, toujours ancienne et toujours nouvelle : la religion, la philosophie, la science, ne font que se traduire.1

Une société est capable de perdurer dans son être parce qu’elle réussit à tenir le défi du politique : si nous sentons que la nôtre est au bord de l’effondrement, c’est parce que nous n’avons pas réussi à redéfinir les données du politique par un nouvel équilibre des forces induit pas une cosmogonie dont l’enjeu consiste à évaluer et sélectionner ce dont le passé est porteur grâce aux forces imaginaires que porte le réel afin d’envisager un futur plus juste. Comment dans ces conditions concevoir notre rapport à l’histoire ? Ursula Le Guin, dans Danser au bord du monde, nous propose de faire un à nouveau un pas de côté en évoquant les peuples des Andes de langue Quechua. Alors que pour nous l’avenir est devant nous et le passé derrière nous, ce qui suppose pour apercevoir ce dernier de nous retourner, pour eux le passé étant déjà connu se trouve logiquement sous leur nez. Le futur ne pouvant être vu, il se retrouve derrière leur dos. C’est par conséquent en se retournant qu’ils sont susceptibles d’entrevoir où ils vont2. D’une certaine manière, ce raisonnement fait écho à cette philosophie politique de l’histoire de Charles Péguy qui demeure plus que jamais d’actualité :

Une pleine révolution, il faut littéralement qu’elle soit plus pleine, s’étant emplie de plus d’humanité, il faut qu’elle soit descendue en des régions humaines antérieures, il faut qu’elle ait, plus profondément, découvert des régions humaines inconnues ; il faut qu’elle soit plus pleinement traditionnelle que la pleine tradition même à qui elle s’oppose, à qui elle s’attaque : il faut qu’elle soit plus traditionnelle que la tradition même ; il faut qu’elle passe et qu’elle vainque l’antiquité en antiquité ; non pas en nouveauté curieuse, comme on le croit trop généralement, en actualité fiévreuse et factice ; il faut que par la profondeur de sa ressource neuve plus profonde, elle prouve que les précédentes révolutions étaient insuffisamment révolutionnaires, que les traditions correspondantes étaient insuffisamment traditionnelles et pleines ; il faut que par une intuition mentale, morale et sentimentale plus profonde elle vainque la tradition même en traditionnel, en tradition, qu’elle passe en dessous ; loin d’être une super-augmentation, comme on le croit beaucoup trop généralement, une révolution est une excavation, un approfondissement, un dépassement de profondeur3.

Aldous Huxley, dans Le Meilleur des mondes, raconte le voyage des protagonistes dans une réserve de sauvages4 au Nouveau-Mexique. Les résidents sont animistes et pratiquent le sacrifice, en marge de la civilisation qui les a oubliés. John est l’un d’entre eux et, désireux de connaître le ‘nouveau monde merveilleux’, s’y rend avant de constater avec horreur que ses habitants sont en réalités ‘domestiqués’. Il décide alors de se réfugier seul dans un phare avant de s’y pendre. Aldous Huxley est néanmoins revenu sur cette analyse pessimiste tant en ce qui concerne la société contemporaine que la destinée du sauvage. Dans une préface de 1946, quatorze ans après la parution de son roman dystopique, il affirmait ainsi :

Si je devais réécrire maintenant ce livre, j’offrirais au sauvage […] la possibilité d’une existence saine d’esprit chez une communauté d’exilés et de réfugiés qui auraient quitté Le Meilleur des mondes […]. Dans cette communauté, l’économie serait décentraliste, à la Henry George, la politique kropotkinesque et coopérative, la science et la technologie seraient utilisées comme si, tel Le Repos Dominical, elles avaient été faites pour l’homme et non […] comme si l’homme devait être adapté et asservi à elles5.

Il aurait pu aller plus loin en imaginant la possibilité pour les sauvages de transformer avec les civilisés le meilleur des mondes. Mais encore aurait-il fallu, comme il note dans son Retour au Meilleur des mondes, qu’ils conçoivent leur désir de vraiment agir en ce sens6.

Édouard Jourdain, Le sauvage et le politique, Paris, PUF, 2023, pp. 388-390.

APPENDICE

Ayant entamé le livre par ses pages finales, nous nous permettrons de l’achever par l’exergue que lui a donné son auteur et qui en éclaire le sens et la portée. Il s’agit de trois citations :

Comme les sauvages réduits à merci par le système industriel rationaliste, nous avons à prendre possession imaginaire d’un monde qui devient réel dans un après coup. Pierre Legendre, Leçons II.

Il m’a paru injuste que l’humanité, en faisant éternellement tomber l’échelle sur laquelle elle a grimpé, s’emploie toujours à qualifier de mauvaises les choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures. Il m’est apparu que le progrès devrait être autre chose qu’un sempiternel parricide ; j’ai donc fouillé le tas d’ordures de l’humanité et trouvé un trésor en chacun. G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant, 59 essais.

Nous sommes bien abaissés, bien crétinisés par le bourgeoisisme, que je serrerais volontiers en ce moment, la main d’un chet de Peaux-Rouges. Au moins, celui-là me comprendrait. Pierre Joseph Proudhon, Lettre du 10 juin 1861 à M. Rolland.

À méditer… Ceci dit, je suis tenté d’y ajouter ce slogan qui a eu son succès en mai 1968 et qui joue avec la transformation que j’ai opérée du titre, tiré de la même veine : Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! Mais plutôt que d’une simple échappée belle, peut-être s’agit-il là d’un surgissement tectonique répondant à ce dépassement de profondeur qu’évoque Charles Péguy, nous portant dynamiquement vers l’avant, dans l’élan même de cette force obscure qui nous pousse vers un avenir-devenir. Avenir-devenir, si ce n’est plus radieux, du moins plus juste. En toute humanité… et même au-delà. Notre ‘salut’ s’ancre peut-être là aussi.

 

P.S. : Les références bibliographiques en notes sont de l’auteur ; les titre, intertitres, ainsi que la note [4] et l’ajout à la note [6], sont de moi, VS.

Illustration : Paul Klee, Conqueror, huile sur toile, 1930.

On trouvera par ailleurs dans nos pages des évocations de Aldous Huxley G. K. Chesterton, Pierre Clastres, Paul Klee

NOTES :
  1. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, groupe Fresnes Antony de la Fédération Anarchiste, 1983, tome III, p. 163.[]
  2. Voir Ursula Le Guin, Danser au bord du monde, Paris, Éditions de l’Éclat, 2020, p. 171.[]
  3. Charles Péguy, Avertissement au cahier Mangasarian, in Œuvres en prose, vol. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 1378.[]
  4. Afin d’éviter tout malentendu quant à l’emploi du mot « sauvage », je reprends ici ce qu’en dit l’auteur : Le terme de ‘sauvage’, comme le terme ‘primitif’ lui-même beaucoup employé par les anthropologues, n’a évidemment ici rien de péjoratif et n’est pas associé à une vision historique qui le considérerait comme ‘arriéré’ (p. 19) […] Au vu de notre démonstration, le sauvage est ainsi entendu dans une acception assez large, y compris dans un sens trivial comme irruption de ce qui trouble l’ordre en refusant toute espèce de domestication […]. Comme le soulignait déjà Michel de Certeau, la figure du sauvage, refoulée par la raison d’État, ‘apparaît’ – il ne peut apparaître – qu’en vaincu. Mais ce vaincu parle de ce qui ne peut s’oublier (Michel de Certeau, La Fable mystique, I, XVIe – XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 279) (p.21-22). Bien sûr, il y aurait beaucoup de choses à dire à ce sujet… et il en est dites certaines, essentielles, dans le livre même. [VS][]
  5. Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, Paris, Plon, 2019, p. 12.[]
  6. Voir Aldous Huxley, Retour au Meilleur des mondes, Paris, Plon, 2019, p. 151. J’ajouterai [VS] que le vrai problème me semble résider dans ce constat : la possible émergence – massivement collective de préférence – ou non de ce désir… That is the question![]
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