Paru au début de cette année 2020, avant l’événement sanitaire majeur que nous traversons, l’ouvrage magistral de Pierre Charbonnier, chercheur au CNRS, ‘Abondance et liberté – Une histoire environnementale des idées politiques’, tente de cerner, à partir de la pratique philosophique, la trajectoire des idées politiques modernes, c’est-à-dire depuis le 17e siècle occidental, dans leur ‘maillage’ avec l’environnement naturel, essentiellement productif (exploitation ‑ de plus en plus mécanisée et industrialisée – aérienne et souterraine de la terre), ce que l’on peut nommer ‘écologie’, dans un contexte de liberté croissante d’action et de pensée des personnes et de recherche d’une abondance, palliatif au régime de pénurie chronique connu depuis le néolithique. Trois siècles et demi à peu près de ‘progrès’, matériel et spirituel, pour, peut-être, finalement ‘foncer droit dans le mur’. Règne majeur donc de l’homme sur la nature, ce que d’aucuns nomment aujourd’hui ‘anthropocène’, mais…
CINQ ANS SEULEMENT
Durant le temps nécessaire à l’écriture de ce livre [5 ans : 2014-2019, VS], le site d’observation américain de Mauna Loa, à Hawaï, indique que la concentration de CO2 atmosphérique a franchi la barre des 400, puis des 410 ppm (1). Cette mesure, qui enregistre la transformation du climat d’origine humaine, prouve qu’à l’échelle d’une activité aussi minuscule que la rédaction d’un ouvrage de philosophie, la réalité écologique se dégrade silencieusement dans des proportions spectaculaires. Indiquons seulement que cette valeur était restée sous la barre des 300 ppm pendant l’intégralité de l’histoire humaine préindustrielle, et que l’auteur de ces lignes est née par 340 ppm. Une étude allemande très médiatisée a également montré que la biomasse d’insectes volants a été réduite de 76 % en vingt-sept ans (2) : malgré les mesures de protection et la création de zones naturelles, trois quarts des insectes ont disparu en quelques décennies. Et cela n’est encore qu’un indice au milieu d’un vaste ensemble de recherches sur la dégradation des sols, des eaux, des fonctions de pollinisation et d’entretien des écosystèmes (3), qui indiquent que la transformation de la Terre se déroule désormais à un rythme commensurable avec une durée de vie, et même d’un simple projet d’écriture.
FAILLITES
Lors de la même période de cinq ans, le paysage politique mondial a subi des transformations tout aussi sidérantes. L’accession au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis en 2017, de Jair Bolsonaro au Brésil en 2019, mais aussi la victoire des partisans du Brexit dès juin 2016 sont des repères plus nets dans une série d’événements souvent interprétés comme la désagrégation de l’ordre libéral. Un peu partout dans le monde, un mouvement de retour aux frontières et de conservatisme social fédère certains perdants du globalisme désespérément à la recherche de nouveaux protecteurs et des élites économiques décidées à entraîner les peuples dans le jeu de la rivalité entre nations pour préserver l’accumulation du capital. Un peu plus tôt pourtant, les accords de Paris signés dans l’enthousiasme général en décembre 2015 laissaient entrevoir l’émergence d’une diplomatie d’un nouveau genre, chargée de faire entrer dans l’ère climatique le concert des nations. En dépit des faiblesses constitutives de cet accord, c’est à cette articulation entre coopération diplomatique et politique climatique que se sont attaqués les nouveaux maîtres du chaos : pas question en effet pour eux de fonder un ordre mondial sur la limitation de l’économie.
SUR TOUS LES FRONTS
Durant cette même période encore, nous avons pu assister à la multiplication des fronts de contestation sociale qui mettent directement ou indirectement en question l’état de la Terre. Les dernières corrections apportées à ce livre se sont faites au rythme des mobilisations des Gilets jaunes en France, dont on ne peut oublier qu’elles ont été déclenchées par un projet de taxe sur les carburants. L’invention d’un nouveau rapport au territoire au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou à l’occasion du conflit entre les habitants de la réserve indienne de Standing Rock et le projet de pipeline au Dakota, a débuté au moment où je commençais dans mes séminaires à nouer des liens entre l’histoire de la pensée politique moderne et la question des ressources, de l’habitat et plus largement des conditions matérielles d’existence. L’actualité, en somme, confirme et alimente sans cesse l’idée d’une réorientation des conflits sociaux autour des subsistances humaines. Mais à côté de tout cela, à côté des marches pour le climat, des discours de Greta Thunberg, des opérations de désobéissance civile menées par Extinction Rebellion à Londres, il y avait Haïti, Porto Rico, Houston : l’intensification des ouragans tropicaux et la faillite des réponses gouvernementales ont fait de la vulnérabilité climatique le révélateur d’inégalités sociales de plus en plus politisées. La distribution des richesses, des risques, des mesures de protection oblige à comprendre dans un même geste la destinée des choses, des peuples, des lois et des machines qui les assemblent.
ZOOM
Cinq ans suffisent donc à enregistrer des mutations capitales. Cinq ans suffisent à regarder un passé pourtant proches comme un univers totalement différent de celui dans lequel on évolue désormais, et vers lequel on ne reviendra jamais. La rapidité de ces évolutions nous laisse aussi devant une question plus sombre : où en serons-nous lorsque cinq ans de plus se seront écoulés ?
Ce livre est à la fois une enquête sur les origines et la signification de ces événements et l’une de leurs multiples manifestations – microscopique certes. Il prend sens dans ce contexte étrange de mutations écologiques, politiques et sociales globales, dont nous percevons confusément l’importance sans pourtant savoir encore bien les décrire, et encore moins les transcrire dans le langage théorique. En un sens, ce travail consiste à embarquer la pratique de la philosophie dans cette histoire, à recalibrer ses méthodes, le type d’attention qu’elle porte au monde, en fonction de ces enjeux.
Pierre Charbonnier, Abondance et liberté – Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.
Il est tentant de poursuivre cette lecture ici, tant les ‘choses’ s’enchaînent, mais il me faut simplement renvoyer, qui souhaite s’appliquer quelque peu à essayer de suivre une méthode de pensée et s’approprier un vocabulaire des sciences sociales et humaines, à l’appréhension globale de l’ouvrage – personnellement, je me dis que si, étudiant (en sciences économiques et sociologie), j’avais disposé d’un tel outil de pensée, ma trajectoire intellectuelle eût été probablement différente. Allez savoir ! À défaut, on trouvera ci-dessous quelques liens informatifs et productifs sur la démarche et le travail de Pierre Charbonnier.
(1) Voir le site de la National Oceanic and Atmospheric Administration : https://www.esrl.noaa.gov/gmd/ccgg/trends/
(2) Caspar A Halmann et al. ‘More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas, PLoS ONE, vol. 12, n° 10, 2017.
(3) Voir notamment les travaux de l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem (IPBES) : https://ipbes.net/
Concernant Pierre Charbonnier :
https://cnrs.academia.edu/PierreCharbonnier
https://www.ehess.fr/fr/personne/pierre-charbonnier
https://www.franceculture.fr/personne-pierre-charbonnier
Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réinventer l’idée de progrès social »
N.B. : Les intertitres sont de moi, VS.