UN MORCEAU DE VRAIE DENTELLE [RAINER MARIA RILKE]

RILKE À PARIS

D’abord régler un compte. De Rilke, nombre ne connaissent rien, c’est-à-dire qu’ils n’ont en bouche que les Lettres à un jeune poète. C’est tout. Cela suffit. Munis de ce viatique, les voici parés pour la haute mer de la haute poésie. Ils n’apprendront rien. Il n’y a rien à apprendre.

Ce recueil ne leur est pas destiné ; il a été conçu pour un nommé Kappus. C’est tout. Et Kappus lui-même n’en fit rien. C’est dire !

Rilke est une de ces personnalités littéraires emblématiques dont il convient de citer le nom, à bon ou mauvais escient. L’accrocher au revers de son blouson. Je suis Rilke.

Où que tu sois, jeune homme, si tu sens monter en toi quelque chose qui te fait frissonner, profites-en pour que personne ne te connaisse. Et si te contredisent ceux qui te tiennent pour rien, et si t’abandonnent ceux que tu fréquentes et si d’autres veulent t’exterminer à cause des idées qui te sont chères, ce danger visible, qui te concentre sur toi-même n’est rien, comparé à la sournoise hostilité de la renommée, qui vient plus tard : car celle-là te rendra inoffensif en te dispersant.

Mais il est une œuvre qu’il convient de lire, c’est l’œuvre totale de Rilke. Un tournant dans notre littérature. Il y a un avant et un après Rilke. Autant Proust manifeste brillamment l’épuisement de l’époque, autant Rilke, l’insaisissable Rilke, anticipe le lieu insituable de la littérature, de notre littérature.  D’aucuns l’ont bien compris. Alors que l’on cesse de nous ressasser les oreilles de ces seules Lettres à un apprenti poète, bréviaire pour premier communiant d’une poésie qui n’existe pas et n’existera jamais, bien heureusement, chez ceux qui en brandissent le Petit livre rouge.

Mais qui a le courage de plonger dans Rilke, qui, par exemple, ose s’exposer à l’irradiation nocturne des Carnets de Malte Laurids Brigge ?

Qui ose ? Pour soi-même, pour Rilke. Voici en effet une littérature en souffrance. Qui osera se confronter à la vie, à la mort, à l’amour de cette manière-là ? Chapeau !

L’amour, l’impossible amour, voilà bien un thème galvaudé pour adolescents en peine de puberté. Mais que ce Malte amoureux (inconscient) d’une Abelone d’âge mûr sait nous en dire sur le labeur d’amour. De cet amour galvaudé pour arrière-bancs de cinéma du dimanche après-midi.

Quelques lignes suffisent… et la prose à tout jamais ne peut plus s’écrire de même manière. Lire l’œuvre totale de Rilke et, lisant, mille fois en refaire le constat.

Mais, maintenant où tant de choses changent, notre tour n’est-il pas venu de nous transformer, nous aussi ? Ne pourrions-nous pas essayer d’évoluer un peu et de prendre lentement notre part dans le labeur de l’amour ? On nous en a épargné toute la peine, aussi a-t-il glissé pour nous au rang des distractions, de même qu’il peut arriver qu’un morceau de vraie dentelle tombe dans la caisse de jouets d’un enfant ; la dentelle commence par lui plaire, puis elle cesse de lui plaire et elle finit par traîner parmi les jouets démontés ou cassés, comme la chose la plus vile. La jouissance facile nous a corrompus comme tous les dilettantes, alors qu’on nous prête la réputation d’être des maîtres. Mais que se passerait-il, si nous méprisions nos succès et si nous reprenions à zéro le labeur de l’amour, que d’autres ont toujours accompli à notre place ? Que se passerait-il, si nous nous mettions en route et devenions des débutants, maintenant où tant de choses se transforment.

Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, extraits (p. 486 et p. 522), Œuvres en prose, Bibliothèque de La Pléiade, éditions NRF Gallimard, Paris, 1993. Traduction de l’allemand de Claude David.

Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, extraits (p. 486 et p. 522), Œuvres en prose, Bibliothèque de La Pléiade, éditions NRF Gallimard, Paris, 1993. Traduction de l’allemand de Claude David.

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