UN PHILOSOPHE POUR RESPIRER [TCHOUANG-TSEU / ELIAS CANETTI]

TCHOUANG-TSEU

Depuis Tchouang-Tseu, les présocratiques et la sagesse “antique” il y a eu la “philosophie” dont François Jullien* écrit qu’“elle a bien trop besoin de la sagesse pour se hausser — pour se gausser ; comme pour se défausser sur elle du rôle (‘vulgaire’) qu’elle n’entend pas jouer. Car, en même temps que la philosophie couvre ostensiblement la sagesse de ses mépris, on n’a pas cessé d’appeler sagesse toute pensée qui ‘servirait à vivre’, comme le voulaient déjà les Grecs et que nous n’avons toujours pas désappris à le dire, en dépit de toutes les précautions qu’y met la philosophie”. À sa marge, avant elle puis à côté, ou plutôt hors d’elle, il y a eu “justement” ces “philosophes de la sagesse” (!) qui ont mené une existence “sans histoire”, car, toujours selon François Jullien, quand “la philosophie grandissait, elle pouvait se targuer d’avoir une histoire et l’autre (la sagesse) non. En conséquence, la sagesse s’est vu traiter à l’envers, non plus en sur- mais en sous-philosophie…” Et c’est ainsi que dans cet “ailleurs de la philosophie” on trouve — malheureusement ou heureusement — un Montaigne, que d’ailleurs notre école réserve au cours de littérature et non de philosophie, un Héraclite ou encore un Tchouang-Tseu (Zhuangzi, ce “raton laveur”**) dont personne ne parle hors les sphères, à la pensée frelatée, du “new age“ et du taoïsme mondain, ce “must” aristocratique et snob du bouddhisme très zen “tendance”.

ELIAS CANETTI

Or, justement encore, il est, pour Elias Canetti :

Des philosophes dans lesquels on s’éparpille : Aristote.
 Des philosophes qui permettent de dominer : Hegel.
 Des philosophes pour se gonfler : Nietzsche.
 Pour respirer : Tchouang-Tseu.

Et, plus fondamentalement, que nous dit-il :

Ai relu Tchouang-Tseu. S’il n’existait pas, je ne consisterais qu’en mes racines. Mais lui m’élève au-dessus d’elles sans en blesser aucune. Sa liberté croît à mesure que notre terre s’appauvrit. Lui aussi s’est imposé une limite — la mort —, mais il est bien le seul à qui je ne fasse pas grief de cette limitation.

Il est très proche de nous par ses combats. Il parle aux sophistes, mais avec quelle dureté il les réfute. Inébranlablement, il affirme que les mots sont quelque chose, il les respecte et les vénère et les interdits aux jongleurs. Je suis très profondément touché par son mépris de l’utile.

Il avait l’expérience des lointains et avait incorporé ces espaces extérieurs à son espace intérieur. On pourrait l’appeler le plein d’espace. Plein, il reste aussi léger qu’il le serait vide, s’il pouvait l’être.

ou encore,

Mais,

Tu te conduis comme s’il n’y avait plus rien eu depuis les présocratiques et les Chinois.

Peut-être est-ce cela la distance, le détachement du philosophe… ou du sage !?

 

Elias Canetti, Le Cœur secret de l’horloge [années 1973, 1981 et 1984], Écrits autobiographiques, Albin Michel, La Pochotèque, Paris, 1998.

Prix Nobel de littérature en 1981, Elias Canetti (1905-1994) fait partie de cette génération d’écrivains juifs allemands ou autrichiens (en l’occurence sépharade d’origine espagnole né en Bulgarie) confrontés à l’horreur de l’histoire et contraints à l’exil (en France puis en Angleterre). Son œuvre (du roman apocalyptique et grotesque Auto-da-fé au traité ethnologico-poétique Masses et Puissance, des recueils de réflexions et des pièces de théâtre à l’autobiographie Histoire d’une jeunesse) est animée par l’ambition de “prendre le XXe siècle à la gorge”. Son regard, celui d’un passeur entre cultures et d’un explorateur inlassable de la mémoire humaine, est à la fois radicalement lucide et subtilement subversif. Source : www.fabula.org

* François Jullien, Un sage est sans idée (ou l’autre de la philosophie), Seuil, coll. L’ordre philosophique, Paris, 1998. François Jullien est philosophe et sinologue.

** L’expression est de Jean Lévi. Par ailleurs, on trouvera maintes ‘traces’ d’Elias Canetti dans nos pages ; il est en quelque sorte un ‘saint patron’ de ce portail Elias Canetti.

Publié initialement dans les pages ‘Lectures en partage / Plurielles’ du site sous le clavier, la page, en novembre 2003.

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