VIVANT MENSONGE [LOUIS ARAGON]

LOUIS ARAGON 1926

… Au lieu de vous occuper de la conduite des hommes, regardez plutôt passer les femmes. Ce sont de grands morceaux de lueurs, des éclats qui ne sont point encore dépouillés de leurs fourrures, des mystères brillants et mobiles. Non je ne voudrais pas mourir sans avoir approché chacune, l’avoir au moins touchée de la main, l’avoir senti fléchir, qu’elle renonce sous cette pression à la résistance, et puis va-t-en ! Il arrive qu’on rentre chez soi tard dans la nuit, ayant croisé je ne sais combien de ces miroitements désirables, sans avoir tenté de s’emparer d’une seule de ces vies impudemment laissées à ma portée. Alors me déshabillant je me demande avec mépris ce que je fais au monde. Est-ce une manière de vivre, et ne faut-il pas que je ressorte pour chercher ma proie, pour être la proie de quelqu’un tout au fond de l’ombre. Le sens ont enfin établi leur hégémonie sur la terre. Que viendrait désormais faire ici la raison ? Raison, raison, ô fantôme abstrait de la veille, déjà je t’avais chassée de mes rêves, me voici au point où ils vont se confondre avec les réalités d’apparence : il n’y a plus de place ici que pour moi. En vain la raison me dénonce en garde contre l’erreur, que voici reine. Entrez, Madame, ceci est mon corps, ceci est votre trône. Je flatte mon délire comme un joli cheval. Fausse dualité de l’homme. Laisse-moi rêver à ton mensonge.

Aragon, Le paysan de Paris, Préface à une mythologie moderne, Gallimard, 1926.

 

Ce bouquin, je le traîne depuis 40 ans ; il en avait déjà tout autant. J’étais adolescent, c’était un adulte bien portant. Lui, et son copain, ‘Paroles’ de Prévert, né au ‘point du jour’, et même temps que moi. De ces livres qui accompagnent votre vie durant, jamais ne l’abandonnant. Que l’on traîne inlassablement avec soi, même quand ils ne sont pas là. Et puis, et puis, ils – celui-là et celui-ci, de Barbara, rappellent tant ces ‘miroitements désirables’, même devenus, avec le temps, fantômes évanescents, de toutes ces belles, inexorables, inoxydables, à qui je dédie tout de moi… À toutes, à toutes réellement, à A***, B***, C***, etc. À toutes, vraiment, mais d’abord, et exclusivement, à A***, la première dans cet ordre. Et merci à Louis d’avoir permis de ma vie le vivant mensonge.

 Pour A. donc.

Photo : Louis Aragon en 1926, Centre Georges Pompidou, Paris.

S’abonner
Notification pour
guest

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
EXCENTRIC-NEWS